Titre original : MESSAGE IN A BOTTLE © Nicholas Sparks, 1998

Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., 1999

ISBN 2-221-08851-4

(édition originale : ISBN 0-446-52356-9 Warner Books, Inc., New York) Publié avec l'accord de Warner Books Inc., New York

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Miles et Ryan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prologue

La bouteille fut jetée par-dessus bord par une chaude soirée d’été, quelques heures avant l’arrivée de la pluie. Comme tout objet en verre, elle était fragile et se serait cassée si elle était tombée sur le sol. Pourtant, une fois scellée hermétiquement, elle devenait l’un des objets les plus résistants à la mer que l’homme connaisse. Elle pourrait, en toute sécurité, affronter cyclones et tempêtes tropicales et chevaucher la crête des déferlantes les plus dangereuses. C’était en fait l’habitacle idéal pour le message qu’elle portait, un message qui avait été envoyé pour tenir une promesse.

Livrée aux caprices des océans, sa course était imprévisible. Les vents et les courants jouent un grand rôle dans la direction d’une bouteille. Les tempêtes ou la rencontre de débris flottant à la surface de l’eau risquent également d’en altérer la course. Elle peut être prise dans un filet et entraînée sur des kilomètres dans une direction opposée à la sienne. En fait, deux bouteilles jetées ensemble à la mer peuvent atterrir sur des continents différents, ou carrément aux antipodes l’une de l’autre. Rien ne permet de prédire leur destination, et cela fait partie de leur mystère.

Ce mystère intrigue les hommes depuis que les bouteilles existent. En 1929, une équipe de scientifiques allemands décida de suivre la route de l’une d’entre elles. Elle fut mise à la mer dans le sud de l’océan Indien et contenait un message demandant à celui qui la trouverait de noter l’endroit où elle s’était échouée avant de la rejeter à la mer. En 1935, elle avait fait le tour du monde, parcourant environ vingt-cinq mille kilomètres, la distance la plus longue officiellement enregistrée.

Au fil des siècles, de nombreuses bouteilles chargées de messages ont fait parler d’elles. Certaines sont associées à de grands noms de l’histoire, comme celui de Benjamin Franklin, qui en a utilisé afin de réaliser une étude sommaire des courants de la côte est, au milieu du XVIIIe siècle. Et ces informations servent toujours actuellement. Aujourd’hui encore, la marine américaine en emploie afin de relever des informations sur les courants et marées et elles sont aussi fréquemment utilisées pour suivre la trajectoire des marées noires.

Le plus célèbre de ces messages fut jeté à la mer par un jeune marin japonais, Chunosuke Matsuyama, bloqué sur un récif corallien, sans nourriture ni boisson, après le naufrage de son bateau. Avant de mourir, il grava le récit de ses malheurs sur un morceau de bois qu’il enferma dans une bouteille. En 1935, soit cent cinquante ans après avoir été lancée à l’eau, elle échoua sur la plage du petit village natal de Matsuyama.

En cette chaude soirée d’été, la bouteille n’avait pas été jetée à la mer à la suite d’un naufrage ni dans le but de dresser une carte marine. Pourtant, le message qu’elle transportait changerait à jamais la vie de deux êtres, qui, sans lui, ne se seraient jamais rencontrés. Peut-être cet envoi était-il prédestiné. Pendant six jours, la bouteille flotta vers le nord, poussée par le souffle d’un anticyclone sur le golfe du Mexique. Le septième jour, le vent tomba, elle dériva vers l’est avant de repartir vers le nord, entraînée par le Gulf Stream. Sa vitesse s’accéléra pour atteindre cent dix kilomètres par jour.

Deux semaines et demie après son lancement, elle suivait encore le Gulf Stream. Le dix-septième jour, une nouvelle tempête, cette fois sur l’Atlantique, apporta des vents d’est suffisamment forts pour l’écarter du courant. Elle dériva vers la Nouvelle-Angleterre. Sans l’influence du Gulf Stream, elle perdit de la vitesse. Elle erra sans réelle direction le long des côtes du Massachusetts pendant cinq jours et se fit alors capturer dans le filet de John Hanes. Il la trouva au milieu d’un millier de perches frétillantes et la mit de côté le temps d’examiner sa pêche. Le hasard voulut qu’elle fût non pas cassée mais oubliée. Elle resta à l’avant du bateau jusqu’à son arrivée dans la baie de Cape Cod en début de soirée. Hanes retomba sur elle en fumant une cigarette. Il la ramassa. Comme le soleil baissait sur l’horizon, il ne remarqua rien de particulier à l’intérieur. Il la rejeta à l’eau sans l’ombre d’une hésitation, la condamnant à s’échouer sur l’une des petites plages des nombreux villages qui émaillaient la baie.

Elle n’était pas encore arrivée. Elle erra sur les flots quelques jours de plus, comme hésitant sur la direction à suivre, et finit par être drossée sur le sable près de Chatham.

Ainsi se termina son voyage, après vingt-six jours et mille cent quatre-vingt-sept kilomètres de traversée.

 

 

1

Un vent glacial de décembre balayait la plage. Theresa Osborne contemplait la mer les bras croisés. Quand elle était arrivée le matin, quelques personnes se promenaient au bord de l’eau, mais, voyant le temps se couvrir, elles étaient reparties depuis longtemps. Elle se retrouvait seule sur la grève et regarda autour d’elle. L’océan, réfléchissant la couleur du ciel, ressemblait à de l’acier liquide. Les vagues déferlaient inlassablement sur le sable. De lourds nuages s’accumulaient lentement et le brouillard commençait à s’épaissir, cachant l’horizon. En un autre endroit, en d’autres temps, elle aurait été sensible à la beauté majestueuse du décor, pourtant, elle ne ressentait rien. Elle avait l’impression de ne pas être réellement présente, comme si tout cela n’était qu’un rêve.

Elle était arrivée en voiture le matin même et ne se souvenait déjà plus de son voyage. Quand elle avait décidé de venir, elle avait pensé dormir ici. Elle avait pris les dispositions nécessaires et s’était d’ailleurs réjouie de cette nuit tranquille loin de Boston. À présent, la vue de l’océan déchaîné lui ôtait toute envie de rester. Elle repartirait chez elle dès qu’elle en aurait terminé, quelle que soit l’heure.

Quand elle fut enfin prête, Theresa avança lentement vers l’eau. Elle tenait sous le bras un sac qu’elle avait soigneusement préparé le matin, veillant à ne rien oublier. Elle n’avait dit à personne ce qu’elle emportait, pas plus qu’elle n’avait évoqué ses projets de la journée. Elle avait annoncé qu’elle s’absentait pour faire ses courses de Noël. C’était une excuse parfaite. Si elle avait dit la vérité, on l’aurait très bien comprise, mais elle n’avait aucune envie de partager le secret de cette escapade. Elle était seule quand tout avait commencé, et elle voulait que cela se termine de la même façon.

Theresa regarda sa montre en soupirant. La marée serait bientôt haute, c’était le moment qu’elle attendait. Après avoir trouvé une place sur une petite butte qui lui parut confortable, elle s’assit sur le sable et ouvrit son sac. Elle fouilla quelques secondes avant de trouver l’enveloppe qu’elle cherchait. Elle respira profondément et la décacheta.

L’enveloppe contenait trois lettres, soigneusement pliées, des lettres qu’elle avait lues un nombre incalculable de fois. Elle les considéra fixement.

Le sac contenait d’autres choses, mais elle n’était pas encore prête à les regarder. Elle préférait se concentrer sur les lettres. Il les avait écrites au stylo plume et il y avait des taches là où l’encre avait coulé. Le papier, avec le dessin d’un voilier dans le coin en haut à droite, commençait à se décolorer par endroits, se fanant lentement au passage du temps. Elle savait que les mots finiraient par devenir illisibles, mais elle espérait, à partir d’aujourd’hui, ne plus éprouver le besoin de les relire aussi souvent.

Quand elle eut fini de les lire, elle les remit dans l’enveloppe aussi soigneusement qu’elle les avait sorties. Puis, après avoir rangé l’enveloppe dans son sac, elle observa la plage à nouveau. De là où elle était assise, elle apercevait l’endroit où tout avait commencé.

Elle était allée courir au lever du jour, se souvenait-elle, et elle revoyait parfaitement ce matin d’été. La journée s’annonçait magnifique. Tout en admirant le paysage qui l’entourait, elle percevait le cri aigu des sternes et le doux clapotis des vagues sur le sable. Bien qu’elle fût en vacances, elle s’était levée tôt car elle voulait courir sans avoir à regarder où elle mettait les pieds. D’ici à quelques heures la plage serait couverte de touristes allongés sur leurs serviettes, offerts aux rayons du soleil brûlant de la Nouvelle-Angleterre. Cape Cod était toujours bondé à cette époque de l’année, heureusement, les vacanciers avaient tendance à faire la grasse matinée. Elle adorait courir sur le sable dur et lisse que laissait la marée descendante car, contrairement aux trottoirs de sa ville, il avait une élasticité idéale. Ses genoux ne la feraient pas souffrir comme cela lui arrivait parfois après avoir couru sur l’asphalte.

Elle avait toujours aimé ce sport, un goût contracté à l’époque où elle pratiquait, à l’université, la course sur piste et le cross. Elle n’avait certes plus le niveau compétition et ne se chronométrait que rarement. Son jogging matinal restait néanmoins l’un des rares moments où elle était seule avec ses pensées. Elle le considérait comme une sorte de méditation, elle aimait donc le pratiquer à l’écart des autres. Elle ne comprendrait jamais pourquoi les gens tenaient tant à se regrouper pour courir.

Elle adorait son fils, pourtant, elle était ravie de ne pas l’avoir avec elle. Toutes les mères ont besoin d’une coupure de temps en temps, et elle avait l’intention de se ménager pendant son séjour. Pas de matches de foot le soir ni de compétitions de natation, pas de MTV beuglant en fond sonore, pas de devoirs à surveiller, pas de réveil au milieu de la nuit pour le consoler. Elle l’avait conduit à l’aéroport trois jours auparavant. Il partait rejoindre son père en Californie. Elle lui avait fait remarquer qu’il oubliait de l’embrasser et de lui dire au revoir.

—    Je suis désolée, maman, lui avait-il dit en la serrant très fort dans ses bras. Je t’aime. Et ne sois pas trop triste sans moi, promis ?

Puis il s’était retourné pour tendre son billet à l’hôtesse et avait littéralement sauté dans l’avion sans un regard en arrière.

Elle ne lui en voulait pas. À douze ans, il était à l’âge où l’on considère que ce n’est pas « cool » d’embrasser sa mère en public. Et il avait d’autres préoccupations. Il attendait ce voyage depuis Noël. Il devait partir avec son père dans le Grand Canyon, où ils feraient une semaine de rafting sur le Colorado avant de terminer par Disneyland. C’était un voyage de rêve pour un enfant, elle s’en réjouissait pour lui.

Et, bien qu’il fût parti six semaines, elle savait que cela lui ferait du bien de passer du temps avec son père.

Elle était restée relativement en bons termes avec David depuis leur divorce, trois ans auparavant. Il n’avait pas été le mari idéal, mais c’était un bon père pour Kevin. Il n’oubliait jamais de lui envoyer un cadeau à Noël ou à son anniversaire, téléphonait toutes les semaines, et traversait le pays plusieurs fois par an juste pour passer un week-end avec lui. Il y avait aussi les visites prescrites par le tribunal, un mois et demi en été, un Noël sur deux, et les vacances de Pâques quand l’école fermait une semaine. Annette, la nouvelle femme de David, était un peu dépassée avec son bébé, mais Kevin l’aimait bien, et jamais il n’était rentré à la maison contrarié ou malheureux. En fait, il revenait toujours enchanté de ses visites et racontait en long et en large comme il s’était bien amusé. Elle en éprouvait d’ailleurs parfois un pincement de jalousie qu’elle lui cachait de son mieux.

Elle ralentit sa course. Deanna l’attendait pour le petit déjeuner. Brian serait déjà parti, elle le savait. Theresa s’était réjouie de ce séjour en leur compagnie. Ils avaient un certain âge, ils approchaient tous les deux la soixantaine, pourtant, Deanna était la meilleure amie qu’elle ait jamais eue.

Rédactrice en chef du journal dans lequel travaillait Theresa, Deanna passait ses vacances à Cape Cod avec son mari depuis des années. Ils descendaient toujours au même endroit, la villa Fisher. Quand Deanna avait appris que Kevin partirait une bonne partie de l’été avec son père en Californie, elle avait tenu absolument à ce que Theresa vienne les rejoindre.

—    Brian passe ses journées au golf et je serais ravie d’avoir un peu de compagnie. Sinon, que vas-tu faire ? Il faut sortir de chez toi de temps en temps.

Theresa savait qu’elle avait raison et, après quelques jours de réflexion, elle avait fini par accepter.

—    Que je suis contente ! lui avait dit Deanna, avec un sourire triomphant. Tu vas te plaire là-bas.

Theresa devait reconnaître que c’était un endroit agréable. La villa Fisher, une maison de capitaine magnifiquement restaurée, bâtie sur une falaise rocheuse, dominait toute la baie de Cape Cod. En l’apercevant au loin, elle réduisit encore son allure. À l’inverse des coureurs plus jeunes qui accéléraient en fin de parcours, elle préférait ralentir et se ménager. À trente-six ans, elle récupérait moins vite qu’autrefois.

Alors que sa respiration retrouvait son rythme normal, elle réfléchit à ce qu’elle allait faire du reste de sa journée. Elle avait apporté cinq livres qu’elle voulait lire depuis plus d’un an sans jamais en trouver le temps. Elle passait sa vie à courir, avec Kevin et son énergie inépuisable, le ménage à la maison et les montagnes de travail qui s’accumulaient sur son bureau. Journaliste d’agence au Boston Times, elle devait fournir trois chroniques par semaine. La plupart de ses confrères pensaient qu’elle avait réussi : trois cents mots à taper et sa journée était terminée ; malheureusement, ce n’était pas si simple. Trouver constamment des choses originales à écrire sur le rôle des parents n’était pas si facile, surtout si elle voulait étendre la publication de ses articles. Sa rubrique « Parents modernes » paraissait déjà dans soixante journaux du pays, même si certains n’en publiaient qu’une ou deux par semaine. Et, comme il n’y avait que dix-huit mois qu’elle recevait des offres de publication et qu’elle était une nouvelle venue pour la plupart des journaux, elle ne pouvait pas se permettre de prendre des jours de repos à l’improviste. Sans compter que, dans la majeure partie des quotidiens, l’espace restreint réservé aux rubriques était convoité par des centaines de chroniqueurs.

Theresa se mit au pas et finit même par s’arrêter. Un sterne tournait au-dessus de sa tête. Le temps était lourd. Elle essuya la sueur de son visage avec son bras, prit une profonde inspiration, bloqua quelques secondes son souffle et expira lentement avant de se tourner vers la mer. Il était tôt, l’océan était encore d’un gris terne, mais sa couleur changerait dès que le soleil serait plus haut. L’eau l’attirait. Elle enleva ses chaussures et ses chaussettes et s’avança dans les petites vagues qui léchaient le sable. C’était rafraîchissant, elle resta quelques minutes à patauger, brusquement heureuse d’avoir su trouver le temps d’écrire quelques rubriques d’avance ces derniers mois, ce qui lui permettrait d’oublier son travail toute cette semaine. Elle ne savait plus à quand remontait la dernière fois où elle s’était retrouvée sans ordinateur devant elle, sans réunion qui l’attendait, sans date limite à respecter. Elle se sentait libérée à l’idée de s’éloigner de son bureau quelque temps. Elle avait presque la sensation de reprendre le contrôle de son destin, c’était comme un nouveau départ dans la vie.

Bien sûr, elle aurait eu des douzaines de choses à faire chez elle. La salle de bains à rénover et à retapisser, les trous dans les murs à boucher. Le reste de l’appartement avait bien besoin d’un coup de pinceau lui aussi. Deux mois auparavant, elle avait acheté de la peinture et du papier peint, des porte-serviettes et des poignées de porte, un nouveau miroir et tous les outils nécessaires. Elle n’avait même pas ouvert les emballages, remettant toujours au week-end suivant, alors que ses week-ends étaient aussi occupés que le reste de la semaine. Tout le matériel était encore dans des sacs, derrière l’aspirateur, et chaque fois qu’elle ouvrait la porte du placard ils semblaient la narguer. À son retour, peut-être...

Elle tourna la tête et aperçut un homme un peu plus loin sur la plage. Il était plus âgé qu’elle, une cinquantaine d’années environ, le visage buriné comme celui d’un autochtone. Il était debout, les pieds dans l’eau, immobile, et elle remarqua qu’il fermait les yeux : il semblait apprécier la beauté du monde sans avoir besoin de la voir. Il portait un jean délavé, roulé jusqu’aux genoux, et une chemise large qu’il n’avait pas pris la peine de rentrer dans son pantalon. En le regardant, elle regretta brusquement de ne pas être différente : pouvoir se promener sur la plage sans autre souci au monde ou vivre dans un coin tranquille, loin du tumulte de Boston, en prenant la vie comme elle venait.

Elle s’avança dans l’eau et l’imita, espérant découvrir à son tour ce qu’il éprouvait. Mais, dès qu’elle ferma les yeux, ses pensées se focalisèrent sur Kevin. Dieu qu’elle aurait aimé passer plus de temps avec lui ! Elle aurait voulu aussi se montrer plus patiente. Trouver le temps de s’asseoir près de lui et de lui parler, jouer au Monopoly, ou simplement regarder la télévision en sa compagnie sans se dire que des tâches bien plus urgentes l’attendaient. Parfois, elle avait l’impression de mentir lorsqu’elle lui rabâchait qu’il passait avant tout le reste et que la famille était ce qu’il y avait de plus important au monde.

Malheureusement, elle était toujours bousculée. La vaisselle à faire, la salle de bains à nettoyer, la litière du chat à changer. La voiture devait être révisée, les lessives étendues et les notes payées. Même si Kevin l’aidait, lui aussi avait un emploi du temps chargé, entre ses copains, son école et toutes ses autres activités. En fait, les magazines partaient à la poubelle sans avoir été lus, la correspondance jamais mise à jour, etc. Parfois, dans des moments comme celui-ci, elle se désolait de voir la vie lui glisser entre les mains.

Comment faire pour enrayer le processus ? « Prends chaque jour comme il vient », répétait sa mère. Facile à dire pour elle qui n’était pas forcée de travailler ni d’élever, sans l’aide d’un père, un fils de douze ans, gentil, certes, mais plein de force et de vitalité. Elle ne se rendait pas compte des contraintes que Theresa subissait quotidiennement. Pas plus que sa jeune sœur, Janet, qui avait suivi les traces de leur mère. Elle était mariée depuis bientôt onze ans et heureuse avec son mari, comme en témoignaient leurs trois filles ravissantes. Edward n’était pas ce qu’on appelle un homme brillant, cependant, il était honnête et travailleur et gagnait suffisamment sa vie pour que sa femme puisse rester à la maison. Il arrivait à Theresa de penser que ce genre d’existence ne serait pas pour lui déplaire, quitte à abandonner sa carrière.

Hélas, ce n’était pas possible ! Pas depuis qu’elle avait divorcé. Trois ans déjà, quatre si l’on comptait l’année où ils s’étaient séparés. Si elle ne détestait pas David après ce qu’il lui avait fait, en revanche, elle ne le respectait plus. Elle ne pouvait admettre l’adultère, qu’il s’agisse d’une aventure d’une nuit ou d’une longue liaison. Qu’il n’ait pas épousé celle avec qui il l’avait trompée pendant deux ans ne l’avait pas consolée pour autant. Sa confiance avait été brisée à jamais.

David était retourné vivre dans sa Californie natale à la fin de leur année de séparation. Il avait rencontré Annette quelques mois plus tard. Sa nouvelle épouse, très croyante, avait réussi, petit à petit, à l’intéresser à l’Église. David, qui ne croyait en rien, avait toujours semblé chercher un sens à sa vie. Il était devenu pratiquant et, qui plus est, assistait le pasteur en qualité de conseiller conjugal. Que pouvait-il dire à ceux qui se conduisaient comme il l’avait fait, se demandait-elle souvent, et comment pouvait-il aider les autres alors qu’il avait été incapable de se contrôler ? Elle l’ignorait, et s’en moquait en fin de compte. C’était déjà bien qu’il s’intéresse encore à son fils.

Évidemment, une fois séparée de David, elle avait perdu la plupart de ses relations. Maintenant qu’elle ne faisait plus partie d’un couple, sa présence paraissait déplacée aux réveillons de Noël ou aux barbecues. Quelques amis restés néanmoins fidèles lui laissaient des messages sur son répondeur, proposant de la retrouver au déjeuner ou l’invitant à dîner. Il lui arrivait d’accepter, mais en général elle trouvait une excuse pour refuser. Elle pensait que leurs rapports n’étaient plus les mêmes et elle avait raison. Les temps changent, les gens évoluent et la vie continue.

Depuis son divorce, elle sortait peu. Elle n’était pas vilaine, loin de là. Elle avait des cheveux bruns, longs jusqu’aux épaules, raides comme des baguettes de tambour. Ses yeux marron, son principal atout disait-on, étaient constellés de petites paillettes noisette qui accrochaient la lumière. Comme elle courait tous les jours, elle était svelte et ne paraissait pas son âge. Elle ne se sentait pas vieille, d’ailleurs, pourtant, en se regardant dans le miroir ces derniers temps, il lui arrivait de découvrir de petites traces du passage du temps. Une nouvelle ridule au coin des yeux, un cheveu gris qui semblait avoir poussé en une nuit ou une mine fatiguée à force d’être toujours sur la brèche. Ses amis lui disaient qu’elle était folle.

—    Tu fais bien plus jeune qu’il y a quelques années !

Elle remarquait encore des hommes qui la regardaient. Néanmoins, elle n’avait plus, et n’aurait jamais plus vingt ans. Elle ne regrettait pas cette époque et n’aurait pas souhaité y revenir, même si ç’avait été possible, à moins de garder l’expérience acquise avec les années. Sinon, elle risquait de se laisser séduire par un autre David, un beau garçon qui aimait profiter de la vie, quitte à faire quelques entorses aux règles. Mais, bon sang, les règles, ça comptait, surtout dans le mariage ! On ne devait pas les enfreindre. Ses parents les avaient respectées, sa sœur et son beau-frère aussi, ainsi que Deanna et Brian. Pourquoi David en avait-il été incapable ? Et pourquoi, se demanda-t-elle, debout dans les vagues, pourquoi ses pensées la ramenaient-elles toujours à cette question, après tout ce temps ?

Cela datait probablement du jour où elle avait reçu la notification du divorce. Elle avait eu l’impression de perdre une partie d’elle-même. Sa colère du début s’était transformée en tristesse, et, à présent, elle éprouvait un sentiment encore différent, une sorte de lassitude. Alors qu’elle n’avait pas une seconde à elle, elle avait l’impression que plus rien d’intéressant ne pourrait lui arriver. Chaque jour semblait calqué sur le précédent, et il lui était difficile de les distinguer les uns des autres. Une fois, il y avait un an environ, elle était restée assise un quart d’heure à son bureau à essayer de se souvenir de son dernier coup de tête. Elle n’y était pas parvenue.

Les premiers mois avaient été durs. Avec le temps, sa colère s’était estompée, elle n’avait pas éprouvé le besoin de harceler David ni de lui faire payer sa trahison. Elle était juste capable de s’apitoyer sur son propre sort. Malgré la présence constante de Kevin, elle s’était sentie totalement seule au monde. Pendant une courte période, il lui avait été impossible de dormir correctement la nuit, et, de temps en temps, quand elle était au journal, il lui arrivait de quitter son bureau pour aller pleurer dans sa voiture.

Trois ans après, elle ne savait pas si elle aimerait un jour un homme autant qu’elle avait aimé David. Quand il était apparu à la soirée de sa promotion au début de ses études, il lui avait suffi d’un regard pour savoir qu’elle voulait passer le reste de sa vie avec lui. Son jeune amour lui semblait tellement absolu, tellement puissant. Elle restait des heures allongée sur son lit à penser à lui, et, quand elle traversait le campus, elle souriait aux anges si bien que tous ceux qui la croisaient souriaient à leur tour.

Malheureusement, ce genre d’amour ne dure pas, tout au moins, pas dans son cas. Au fil des années, son mariage avait évolué. Ils avaient mûri en s’éloignant l’un de l’autre. Il devenait difficile d’imaginer ce qui avait pu les rapprocher. Rétrospectivement, Theresa s’apercevait que David avait totalement changé, tout en étant incapable de déterminer à partir de quel moment. Tout peut arriver quand la flamme de la passion s’éteint. Et David avait eu une aventure. Une rencontre dans un magasin de vidéo, une conversation qui s’était poursuivie par un déjeuner et finalement des rendez-vous dans des hôtels des environs de Boston.

Le plus injuste dans tout ça, c’était qu’il lui arrivait de regretter David, enfin, ses bons côtés. La condition d’épouse représentait un certain confort, comme un lit dans lequel on dort depuis des années. Elle avait pris l’habitude de vivre avec quelqu’un qui lui parlait et l’écoutait. Elle aimait être réveillée le matin par l’odeur du café. La présence d’un autre adulte dans l’appartement lui manquait. Et surtout l’intimité des étreintes et des chuchotements derrière les portes closes.

Kevin était trop jeune pour comprendre, et, bien qu’elle l’aimât profondément, ce n’était pas cette sorte d’amour qui lui faisait défaut à cet instant précis. Elle éprouvait pour Kevin un amour maternel, certainement l’amour le plus profond et le plus sacré au monde. Elle aimait aller dans sa chambre, s’asseoir sur son lit et le regarder dormir. Kevin semblait toujours si sage, si beau, la tête sur l’oreiller, les couvertures remontées sous son menton. Le jour, il était toujours en mouvement. La nuit, en le voyant si calme, elle revivait ces émotions merveilleuses qu’elle éprouvait quand il était bébé. Mais, une fois sortie de sa chambre, elle se retrouvait inéluctablement seule avec Harvey le chat comme unique compagnie.

Elle rêvait encore de tomber amoureuse, d’avoir quelqu’un qui la serre dans ses bras et lui fasse croire qu’elle seule comptait. En fait, c’était difficile, pour ne pas dire impossible de rencontrer des gens intéressants. La plupart des hommes de trente ans qu’elle connaissait étaient déjà mariés, et ceux qui étaient divorcés semblaient chercher quelqu’un de plus jeune qu’ils pourraient modeler selon leurs désirs. Restaient les hommes mûrs, et, bien qu’elle se sache tout à fait capable de tomber amoureuse de quelqu’un de plus âgé, elle devait penser à son fils. Elle voulait un homme qui considère Kevin comme il le méritait, et non comme le sous-produit encombrant de la femme désirée. En outre, les hommes plus âgés avaient également des enfants plus grands. Peu d’entre eux envisageaient le cœur léger l’épreuve d’élever un adolescent dans cette époque difficile. «J’ai déjà donné », lui avait carrément déclaré l’un de ses soupirants. Ce qui avait mis un point final à leurs relations.

Elle regrettait aussi, elle le reconnaissait, l’intimité physique qu’apportent l’amour, la confiance et la tendresse. Elle n’avait connu aucun homme depuis son divorce. Elle en avait eu, évidemment, plusieurs fois l’occasion (il n’était pas difficile pour une femme séduisante de trouver un homme avec qui coucher), mais ce n’était tout simplement pas son genre. Elle avait reçu une certaine éducation et n’avait aucune intention de changer. L’acte sexuel était trop important, trop unique, pour être partagé avec n’importe qui. En fait, elle n’avait couché qu’avec deux hommes dans sa vie. David, bien sûr, et Chris, le premier petit ami sérieux qu’elle ait eu. Elle n’avait aucun désir d’allonger la liste pour seulement quelques minutes de plaisir.

Ainsi, pendant ces vacances à Cape Cod, seule au monde et sans homme qui se profile à l’horizon, elle avait bien l’intention de passer cette semaine à ne s’occuper que d’elle. Lire les pieds au mur ou siroter un verre de vin sans télévision en fond sonore. Écrire aux amis dont elle n’avait plus de nouvelles depuis un certain temps. Dormir tard, manger trop, et courir le matin avant que la foule ne vienne tout gâcher. Elle voulait redécouvrir la liberté, ne serait-ce que quelques jours.

Elle voulait également faire des courses. Pas à JCPenney ou chez Sears ni dans les magasins affichant la publicité des chaussures Nike ou des T-shirts des Chicago Bulls, mais dans les petites boutiques que Kevin trouvait ennuyeuses. Elle voulait essayer de nouvelles robes et en trouver une ou deux qui lui plaisent, juste pour se sentir vivante. Peut-être irait-elle chez le coiffeur. Il y avait des années qu’elle avait la même coupe et elle souhaitait en changer. Et si un garçon sympathique l’invitait, peut-être accepterait-elle, ne serait-ce que pour avoir l’excuse d’étrenner ses nouvelles tenues.

Le moral remonté par ces pensées, elle se retourna pour voir si l’homme aux bas de pantalon roulés était encore là. Il était reparti aussi tranquillement qu’il était arrivé. Elle devait s’en aller elle aussi. Elle fut surprise de sentir une certaine raideur dans ses jambes engourdies par l’eau froide quand elle s’assit afin de se rechausser. Elle n’avait pas de serviette, hésita à enfiler ses chaussettes et décida en fin de compte que ce n’était pas la peine. Elle était en vacances au bord de la mer. Chaussures et chaussettes étaient superflues.

Elle repartit vers la maison ses tennis à la main. Elle marchait au bord de l’eau quand elle aperçut un gros caillou à moitié enfoncé dans le sable, à quelques centimètres du point le plus haut atteint par la marée du matin. Bizarre, se dit-elle, se demandant comment il était arrivé là.

En approchant, elle remarqua sa forme étrange, longue et lisse, et constata soudain qu’il ne s’agissait pas d’une pierre mais d’une bouteille, certainement jetée par un touriste négligent ou l’un des jeunes de la région qui venaient la nuit sur la plage. Elle regarda par-dessus son épaule, vit une poubelle fixée au pied de la tour de surveillance et décida de faire sa bonne action de la journée. Lorsqu’elle ramassa la bouteille, elle découvrit, à son grand étonnement, qu’elle était bouchée. Elle la leva dans la lumière afin de mieux la voir et aperçut à l’intérieur une feuille roulée, nouée par un fil et posée dans le sens de la longueur.

Elle se sentit aussitôt assaillie de souvenirs. À neuf ans, alors qu’elle était en vacances en Floride avec ses parents, elle avait décidé avec une petite amie d’envoyer une lettre par la mer et n’avait jamais reçu de réponse. Le message était simple, c’était une lettre d’enfant, et à son retour chez elle elle se souvenait qu’elle avait couru à la boîte aux lettres pendant des semaines, dans l’espoir que quelqu’un finirait par trouver son message et lui écrirait de là où la bouteille se serait échouée. Déçue dans un premier temps, elle avait fini par oublier complètement cette histoire. Tout lui revenait brusquement. Comment s’appelait sa petite amie ?

Elle avait son âge... Tracy?... Non... Stacey?... oui, Stacey ! Elle s’appelait Stacey ! Elle avait des cheveux blonds..., elle était en vacances chez ses grands-parents et... et... et le souvenir s’arrêtait là, brutalement, en dépit de tous ses efforts.

Elle essaya de tirer sur le bouchon, s’attendant presque à trouver le message qu’elle avait envoyé, tout en sachant que c’était impossible. Cela venait certainement d’un autre enfant, et s’il attendait une réponse il pouvait compter sur elle. Elle pourrait lui envoyer un petit souvenir de Cape Cod avec une carte postale.

Le bouchon était profondément enfoncé. Ses doigts manquaient de prise. Elle planta les ongles dans le liège et tourna lentement la bouteille. Rien. Elle changea de main et essaya encore. Resserrant son étreinte, elle la coinça entre ses jambes pour avoir plus de force, et, juste au moment où elle allait renoncer, le bouchon bougea imperceptiblement. Aussitôt encouragée, elle changea de prise et revint à la première..., tourna..., tordit la bouteille lentement... Le bouchon sortit encore... et, soudain, se dégagea d’un coup.

Elle retourna la bouteille, et, à son grand étonnement, la feuille tomba instantanément à ses pieds. En se penchant pour la ramasser, elle nota qu’elle était roulée très serrée, ce qui expliquait qu’elle soit sortie si facilement.

Elle dénoua le fil avec précaution et, tout en déroulant le message, remarqua aussitôt la qualité du papier. Ce n’était pas un papier à lettres d’enfant, il était épais et résistant, certainement coûteux, avec la silhouette d’un bateau à voile en relief en haut à droite. Le papier lui-même était froissé, vieux d’aspect, presque comme s’il avait passé un siècle au fond de l’eau.

Elle retint sa respiration. Peut-être était-il ancien après tout. Elle avait entendu parler de bouteilles rejetées sur le rivage au bout de cent ans de navigation. Dès la première ligne, elle vit qu’elle se trompait. Une date était inscrite en haut à droite de la feuille.

22 juillet 1997

Cela remontait à un peu plus de trois semaines.

Trois semaines ? Seulement ?

Elle parcourut la lettre des yeux. Le message était long, il couvrait le recto et le verso de la feuille. Aucune réponse n’était apparemment attendue. Au premier coup d’œil, elle ne releva ni adresse ni numéro de téléphone. Peut-être étaient-ils inclus dans le texte même de la lettre.

Dévorée par la curiosité, dans la lumière éblouissante du soleil levant d’une chaude journée de Nouvelle-Angleterre, elle lut alors la lettre qui allait changer sa vie à jamais.

22 juillet 1997

Ma Catherine chérie,

Tu me manques, ma chérie, comme toujours, et aujourd’hui plus encore car l’océan chante autour de moi et il chante notre chanson. J’ai l’impression que tu es près de moi pendant que j’écris cette lettre. Je sens cette odeur de fleurs des champs qui toujours me fait penser à toi. Pourtant, en cet instant, cela ne m'apporte aucun plaisir. Tes visites se font plus rares et j’ai parfois la sensation qu’une grande partie de mon être m'échappe tout doucement.

Ce n’est pas faute d’essayer, pourtant. La nuit, quand je suis seul, je t’appelle, et quand ma douleur est à son comble tu sembles à chaque fois encore trouver un moyen de me revenir. La nuit dernière, dans mes rêves, je t’ai vue sur la jetée de Wrightsville Beach. Le vent jouait dans tes cheveux, tes yeux reflétaient le soleil couchant... Je suis stupéfait de te voir appuyée à la rambarde. Tu es belle. Jamais personne ne pourra égaler ta beauté. Je m’avance lentement vers toi et, quand tu te retournes enfin, je m’aperçois que je ne suis pas le seul à te regarder. « Vous la connaissez ? me demande-t-on d’une voix pleine d’envie. Et, tandis que tu me souris, je leur réponds simplement la vérité : "Mieux que mon âme. " »

Je m’arrête devant toi et je te prends dans mes bras. C’est le moment que j’attends plus que tout. Celui pour lequel je vis, et quand tu me rends mes baisers je m'abandonne, la paix retrouvée.

Je caresse doucement ta joue et tu penches la tête en fermant les yeux. Mes mains sont rêches et ta peau est douce, et je crains un instant que tu ne recules, mais tu ne bouges pas, bien sûr. Jamais tu ne m’as repoussé, et c’est dans ces moments-là que je sais quelle est ma raison de vivre.

Je suis là pour t’aimer, pour te tenir dans mes bras, pour te protéger. Je suis là pour apprendre de toi et recevoir ton amour en retour. Je suis là parce que je ne pourrais être nulle part ailleurs.

Alors, comme toujours, le brouillard se forme tandis que nous nous serrons l’un contre l’autre. C’est une brume lointaine qui s’élève de l’horizon, et je sens ma peur grandir en la voyant se rapprocher. Elle s’étale lentement, enveloppant le monde autour de nous, et nous encercle comme pour prévenir toute fuite. Tel un nuage, elle recouvre tout jusqu'à ce qu’il ne reste plus que nous deux.

Je sens ma gorge se serrer et mes yeux se remplir de larmes parce que je sais que le moment est venu pour toi de partir. Le regard que tu me lances me bouleverse. Je sens ta tristesse et ma propre solitude. La douleur dans mon cœur, qui ne s’était tue qu’un bref instant, reprend de plus belle tandis que tu te détaches de moi. Puis tu écartes les bras et recules dans le brouillard où se trouve ta place et pas la mienne. Je voudrais te suivre, mais tu secoues simplement la tête car nous savons tous les deux que c’est impossible.

Le cœur brisé, je te regarde disparaître peu à peu. Je fais un effort surhumain afin de tout retenir de cet instant, tout retenir de toi. Malheureusement, très vite, toujours trop vite, ton image s’estompe et le brouillard repart vers sa demeure lointaine. Je suis seul sur la jetée et, sans me soucier de ce que pensent les autres, je baisse la tête et pleure, pleure, pleure.

Garrett

 

 

2

—     Tu pleures ? s’inquiéta Deanna en dévisageant Theresa qui arrivait sur la terrasse, le message et la bouteille à la main. Dans son émotion, elle avait oublié de la jeter.

Gênée, elle s’essuya les yeux. Déjà Deanna posait son journal et se levait, l’expression sur son visage subitement angoissée. Elle était forte, Theresa l’avait toujours connue ainsi, ce qui ne l’empêcha pas de faire rapidement le tour de la table.

—    Tu vas bien ? Que t’est-il arrivé ? Tu t’es fait mal ? demanda-t-elle en prenant son amie par la main.

—    Non. J’ai trouvé une lettre et... je ne sais pas ce qui m’a pris, quand je l’ai lue, j’ai fondu en larmes.

—    Une lettre ? Quelle lettre ? Tu es sûre que tout va bien ? insista Deanna.

—    Oui, oui, rassure-toi. Elle était dans une bouteille. Je l’ai trouvée sur la plage. Quand je l’ai ouverte et que je l’ai lue...

Sa voix s’éteignit, le visage de Deanna se rasséréna légèrement.

—    Ah bon ! J’ai cru qu’un malheur t’était arrivé. Que tu t’étais fait attaquer ou je ne sais quoi.

Theresa écarta une mèche qui lui tombait sur la figure et sourit de son inquiétude.

—    Non, c’est simplement cette lettre qui m’a bouleversée. C’est stupide, je sais. Je ne devrais pas être aussi sentimentale. Je suis désolée.

—    Pftt ! Ce n’est rien, dit Deanna en haussant les épaules. Ne t’inquiète pas. Me voilà rassurée. Elle réfléchit un instant. Tu dis que la lettre t’a fait pleurer ? Pourquoi ? Que dit-elle ?

Theresa s’essuya les yeux et tendit la lettre à Deanna. Elle s’approcha de la table en fer forgé en essayant de reprendre ses esprits, vaguement vexée d’avoir pleuré.

Deanna lut lentement la lettre. Quand elle eut terminé, elle leva la tête vers Theresa, les yeux remplis de larmes, elle aussi. Elle n’était pas la seule, finalement.

—    C’est..., c’est magnifique, finit-elle par articuler. Je n’ai jamais rien lu d’aussi émouvant.

—    Moi non plus.

—    Et tu l’as trouvée sur le sable ? Pendant ton jogging ?

Theresa hocha la tête.

—    Je ne vois pas comment elle a pu arriver sur la plage. La baie est à l’abri de la haute mer et je n’ai jamais entendu parler de Wrightsville Beach.

—    Moi non plus. Je pense qu’elle a dû s’échouer pendant la nuit. J’ai failli passer devant sans remarquer ce que c’était.

Deanna caressait le papier du bout des doigts tout en réfléchissant.

—    Je me demande de qui il s’agit. Et pourquoi la lettre était-elle scellée dans une bouteille ?

—    Je n’en sais rien.

—    Ça ne t’intrigue pas ?

En fait, Theresa mourait de curiosité. Immédiatement après sa première lecture, elle l’avait relue une fois, deux fois. Quelle impression cela faisait-il, s’était-elle demandé, d’être ainsi aimée ?

—    Si. Et alors ? Nous ne pourrons jamais le savoir.

—    Que vas-tu en faire ?

—    La garder, je pense. Je n’y ai pas encore vraiment réfléchi.

—    Hum ! dit Deanna avec un sourire indéchiffrable. Ton jogging s’est bien passé ?

Theresa but le verre de jus de fruits qu’elle venait de se servir.

—    J’ai eu droit à un magnifique lever du soleil. J’avais l’impression que le monde entier s’embrasait.

—    C’est parce que tu manquais d’oxygène. Ce sont les effets secondaires de la course à pied.

Theresa sourit, amusée.

—    Dois-je en déduire que tu ne m’accompagneras pas cette semaine ?

Deanna saisit sa tasse de café en faisant une moue dubitative.

—    Pas question. Mes exercices se limiteront à passer l’aspirateur le week-end. Tu me vois haleter et ahaner ? J’en aurais une attaque.

—    Ça fait du bien une fois qu’on a pris le rythme.

—    Peut-être, malheureusement, je ne suis ni jeune ni mince comme toi. La seule fois de ma vie où je me souvienne d’avoir couru, c’est le jour où le chien des voisins s’est sauvé de leur jardin, quand j’étais petite.

Theresa éclata de rire.

—    Alors, quel est le programme aujourd’hui ?

—    Je pensais faire un peu de lèche-vitrines et déjeuner en ville. Qu’en dis-tu ?

—    Je n’en attendais pas moins de toi.

Une fois qu’elles eurent décidé des endroits où elles souhaitaient se rendre, Deanna partit chercher du café.

Theresa la suivit des yeux. Le visage rond, les cheveux courts à peine grisonnants, toujours habillée avec simplicité, Deanna était la personne la plus exquise qu’elle connaisse. C’était une passionnée de musique et d’art, et, au journal, des bribes de Mozart ou de Beethoven fusaient toujours de son bureau au-dessus du vacarme de la salle de rédaction. Dotée d’un optimisme et d’un humour à toute épreuve, elle était aimée de tous.

Deanna revint avec le café et s’assit.

—    N’est-ce pas le plus bel endroit au monde ? demanda-t-elle en contemplant la baie.

—    Oui. Merci de m’avoir invitée.

—    Tu en avais besoin. Tu te serais sentie bien seule dans ton fichu appartement.

—    On croirait entendre ma mère.

—    Je le considérerai comme un compliment.

Deanna se pencha pour reprendre la lettre. Elle haussa les sourcils en la relisant sans faire le moindre commentaire.

—    Qu’y a-t-il ? s’enquit Theresa.

—    Je me demandais..., commença-t-elle lentement.

—    Tu te demandais quoi ?

—    Eh bien, pendant que j’étais à la cuisine, je pensais à cette lettre. Je me demandais si nous ne devrions pas la publier dans ta rubrique cette semaine.

—    Qu’est-ce que tu dis ?

Deanna se pencha vers elle.

—    Oui, il faudrait publier cette lettre dans ta rubrique. Je suis sûre que les gens vont l’adorer. C’est tellement inhabituel. Nous avons tous besoin de lire ce genre de littérature de temps en temps. Et elle est tellement émouvante. Je vois déjà des centaines de femmes la découper pour la coller sur leur réfrigérateur en espérant que leurs maris la verront en rentrant de leur travail.

—    Nous ne savons même pas de qui il s’agit. Tu ne crois pas que nous devrions d’abord obtenir leur autorisation ?

—    Justement, c’est impossible. J’en parlerai à l’avocat du journal mais je suis sûre que c’est légal. Nous changerons les noms. Du moment que nous ne prétendons pas en être l’auteur et que nous ne divulguons pas son origine, je suis sûre que ça ne posera aucun problème.

—    C’est peut-être légal, en revanche, je ne suis pas sûre que ce soit honnête. Écoute, il s’agit d’une lettre très personnelle. Je ne suis pas certaine que ce soit bien de la faire lire à tout le monde.

—    Elle est très sentimentale, Theresa. Les gens adorent ça. En outre, elle ne contient rien d’embarrassant. Cette lettre est magnifique. Et surtout n’oublie pas que ce Garrett l’a envoyée dans une bouteille jetée à la mer. Il devait bien se douter qu’elle finirait par échouer quelque part.

—    Je ne sais pas, Deanna..., répondit Theresa en secouant la tête.

—    Eh bien, réfléchis. Attends demain pour te décider -la nuit porte conseil. Pour moi, c’est une excellente idée.

Theresa se déshabilla et se doucha sans cesser de penser à la lettre. Elle se demandait à quoi ressemblait l’homme qui l’avait écrite, ce Garrett, si tel était bien son nom. Et qui pouvait être Catherine ? Sa maîtresse ou sa femme, certainement. En tout cas, elle n’était plus là. Était-elle morte, ou avaient-ils été séparés malgré eux ? Et pourquoi la lettre avait-elle été mise dans cette bouteille et jetée à la mer? Toute cette histoire était étrange. Son instinct de journaliste l’emportant, elle pensa soudain que ce message ne voulait peut-être rien dire. Il pouvait émaner d’un homme qui souhaitait écrire une lettre d’amour sans avoir personne à qui l’adresser. Il pouvait avoir été envoyé par un malade qui prenait un plaisir malin à faire pleurer les femmes seules sur les plages lointaines. Cependant, après avoir répété les mots dans sa tête, elle réfuta cette hypothèse. La lettre venait du cœur. Dire que c’était un homme qui l’avait écrite ! De sa vie, elle n’avait rien reçu de comparable, même de loin. Les déclarations d’amour qui lui avaient été envoyées étaient toutes écrites sur des cartes Hallmark. David n’avait pas la fibre d’un écrivain, pas plus que ses autres prétendants. À quoi Garrett pouvait-il ressembler ? Son amour était-il aussi fort que la lettre le laissait supposer ?

Elle s’essuya en se regardant dans la glace. Elle n’était pas si mal, pour une femme de trente-six ans avec un fils adolescent. Ses seins avaient toujours été un peu petits, et, si cela l’avait ennuyée quand elle était plus jeune, elle en était ravie aujourd’hui car ils ne tombaient pas comme chez certaines femmes de son âge. Elle avait le ventre plat et des jambes fines et musclées par des années de sport. Ses pattes-d’oie au coin des yeux lui paraissaient même s’être estompées, bien que cette idée fût absurde. Tout compte fait, elle était contente de son allure, ce matin, et elle attribua cette satisfaction inhabituelle au fait qu’elle était en vacances.

Après s’être légèrement maquillée, elle enfila un short beige, un chemisier blanc sans manches et des sandales marron. Il ferait lourd d’ici à une heure et elle voulait se sentir à l’aise pendant leur promenade à Provincetown. Elle regarda par la fenêtre de la salle de bains, vit que le soleil était déjà haut et songea qu’elle devrait mettre de la crème solaire pour se protéger des coups de soleil qui gâcheraient ses vacances au bord de la mer.

Deanna avait servi le petit déjeuner, dehors, sur la terrasse. Il y avait de la pastèque, de l’ananas et des petits pains grillés. Theresa s’assit, se fit une tartine avec du fromage allégé (Deanna suivait l’un de ses éternels régimes) tandis qu’elles se lançaient dans une longue conversation. Brian était déjà parti au golf, comme tous les matins. Il y allait toujours très tôt car il suivait un traitement qui, d’après Deanna, « lui donnait une peau abominable s’il restait trop longtemps au soleil ».

Deanna et Brian vivaient ensemble depuis trente-six ans. Amoureux depuis le lycée, ils s’étaient mariés l’été qui avait suivi la fin de leurs études, alors que Brian venait de décrocher un emploi dans un cabinet de comptabilité dans le centre de Boston. Huit ans plus tard, il en devenait associé et ils achetaient une grande maison à Brookline, où ils vivaient seuls depuis vingt-huit ans.

Ils avaient toujours voulu avoir des enfants, malheureusement, au bout de six ans de mariage, Deanna n’était toujours pas enceinte. Ils avaient consulté un gynécologue et découvert que Deanna avait les trompes de Fallope atrophiées et qu’elle ne pourrait jamais enfanter. Ils avaient essayé d’en adopter pendant plusieurs années, et, l’attente ne cessant de s’allonger, ils avaient fini par abandonner tout espoir. Avaient alors suivi des années sombres, avait-elle un jour confié à Theresa, une période qui avait failli être fatale à leur mariage. Heureusement, leur union, bien que très secouée, était solide et Deanna s’était tournée vers le travail afin de combler le vide de sa vie. Elle avait débuté au Boston Times à une époque où les femmes y étaient rares et y avait fait son chemin. Quand elle était devenue rédacteur en chef, dix ans plus tôt, elle avait pris sous son aile des femmes journalistes. Theresa avait été sa première recrue.

Pendant que Deanna se douchait, Theresa feuilleta rapidement le journal. Elle se dirigea vers le téléphone après avoir consulté sa montre et composa le numéro de David. Il était encore tôt là-bas, sept heures à peine, mais elle savait que toute la famille était réveillée. Kevin se levait toujours à l’aube, et, pour une fois, elle était contente que quelqu’un d’autre profite de cette merveilleuse expérience. Elle fit les cent pas le temps qu’Annette décroche. Elle entendit aussitôt la télévision et un bébé qui pleurait dans le fond.

—    Bonjour. C’est Theresa. Kevin est là ?

—    Oh, bonjour. Bien sûr qu’il est là. Ne quitte pas.

Le combiné fut posé avec un bruit sourd, et elle entendit Annette qui appelait son fils.

—    Kevin, c’est pour toi. Theresa au téléphone.

Elle fut bizarrement peinée qu’Annette dise « Theresa » au lieu de « ta maman », mais n’eut pas le temps de s’y attarder.

—    Salut, maman. Tu vas bien ? Comment se passent tes vacances ?

Elle se sentit brusquement seule en entendant sa voix aiguë, haut perchée, encore celle d’un enfant, pourtant, Theresa sentait qu’elle ne tarderait pas à changer.

—    Très bien. Je suis arrivée hier soir seulement. Je n’ai pas fait grand-chose, je suis juste allée courir ce matin.

—    Il y avait du monde à la plage ?

—    Non, les gens commençaient à peine à arriver. Dis-moi, quand partez-vous, ton père et toi ?

—    Dans deux jours. Ses vacances ne commencent que lundi. Tu veux lui parler ?

—    Non. J’appelais seulement pour te souhaiter de bonnes vacances.

—    Ça va être génial. J’ai vu une brochure sur la descente en rafting. Il y a de sacrés rapides !

—    Sois prudent.

—    Maman, je suis grand !

—    Je sais. Ta vieille maman a seulement besoin que tu la rassures.

—    O.K. C’est promis. Je porterai mon gilet de sauvetage tout le temps. Il réfléchit quelques secondes. Tu sais, nous n’aurons pas de téléphone, alors je ne pourrai pas t’appeler avant notre retour.

—    Je m’y attendais. Je suis sûre que tu vas bien t’amuser.

—    Ce sera super. Si seulement tu avais pu venir avec nous, on se serait régalés.

Elle ferma les yeux quelques secondes avant de répondre. C’était une astuce que lui avait apprise son thérapeute. Chaque fois que Kevin parlait d’eux trois réunis à nouveau, elle faisait un effort afin de ne rien dire qu’elle puisse regretter plus tard.

—    Vous avez besoin de vous retrouver tous les deux, répondit-elle en prenant son ton le plus enjoué. Vous avez du retard à rattraper et ton père attendait ces vacances avec autant d’impatience que toi.

Eh bien, voilà, ce n’était pas si difficile que ça !

—    Il t’a dit ça ?

—    Oui, plusieurs fois.

Kevin resta silencieux quelques secondes.

—    Tu vas me manquer, maman. Je pourrai te rappeler quand on rentrera pour te dire comment ça s’est passé ?

—    Bien sûr. Tu peux m’appeler quand tu veux. Je serai ravie que tu me racontes tout ça. Je t’embrasse, mon chéri.

—    Je t’embrasse aussi, maman.

Elle raccrocha, heureuse et triste à la fois, sentiment qu’elle éprouvait à chaque fois qu’ils se parlaient au téléphone quand il était chez son père.

—    Qui était-ce ? demanda Deanna, derrière elle.

Elle était redescendue vêtue d’un chemisier imprimé panthère, d’un short rouge, de chaussettes blanches et chaussée de Reebok. Une vraie tenue de touriste devant laquelle Theresa eut bien du mal à garder son sérieux.

—    Kevin. C’est moi qui l’ai appelé.

—    Tout va bien ? demanda Deanna en ouvrant un placard dont elle tira un appareil photo qui compléta sa panoplie.

—    Il est en pleine forme. Ils partent dans deux jours.

—    C’est parfait. Eh bien, maintenant que c’est réglé, à nous les magasins. Nous devons faire de toi une nouvelle femme.

Les courses avec Deanna, c’était quelque chose !

Elles s’étaient donc rendues à Provincetown où elles avaient passé la matinée et le début de l’après-midi dans les boutiques. Theresa avait acheté trois nouveaux ensembles et un maillot de bain avant que Deanna ne l’entraîne chez Nightingales, un magasin de lingerie.

Deanna alors se déchaîna. Pas pour elle, bien sûr, mais pour Theresa. Elle décrochait des sous-vêtements en dentelle ou en voile transparent et les brandissait devant Theresa en déclarant à la cantonade : « Celui-là est plutôt torride », ou : « Vous ne l’auriez pas dans une autre couleur ? » Évidemment, il y avait toujours quelqu’un pour entendre ses réflexions, et Theresa ne pouvait s’empêcher de pouffer à chaque fois. Elle adorait la décontraction de son amie. Deanna se moquait de ce que les autres pensaient, et Theresa aurait bien aimé lui ressembler.

Theresa suivit deux suggestions de Deanna, puis elles se rendirent dans un magasin de disques. Deanna voulait le dernier CD de Harry Connick Jr. «Je le trouve tellement mignon », donna-t-elle comme explication. Theresa acheta un CD de jazz d’un des premiers enregistrements de John Coltrane.

À leur retour, elles trouvèrent Brian, qui lisait le journal dans la salle de séjour.

—    Bonjour. Je commençais à m’inquiéter. Comment s’est passée votre journée ?

—    Très bien, répondit Deanna. Nous avons déjeuné à Provincetown et nous avons fait des courses. Et toi, comment as-tu joué aujourd’hui ?

—    Pas mal. Si je n’avais pas fait deux bogeys aux deux derniers trous, j’aurais réalisé quatre-vingts.

—    Eh bien, tu n’as qu’à jouer plus souvent et tu y arriveras.

—    Tu ne m’en voudras pas ? demanda Brian en riant.

—    Bien sûr que non.

Brian rouvrit son journal en souriant, ravi à l’idée de pouvoir passer plus de temps au golf cette semaine. Voyant qu’il reprenait sa lecture, Deanna murmura à Theresa :

—    Crois-en mon expérience. Quand tu permets à un homme de jouer au golf, il te fiche une paix royale.

Theresa les laissa seuls tous les deux le reste de l’après-midi. Comme il faisait encore chaud, elle enfila le maillot de bain qu’elle venait d’acheter, attrapa une serviette, une chaise pliante et le magazine People, et partit à la plage.

Elle feuilleta distraitement la revue, lisant un article par-ci par-là, peu intéressée par la vie des célébrités. Des enfants riaient autour d’elle en s’éclaboussant et en jouant dans le sable avec leurs seaux. Plus loin, deux petits garçons construisaient un château au bord de l’eau, aidé d’un adulte, apparemment leur père. Le bruit des vagues était apaisant. Elle posa son magazine et ferma les yeux, le visage tourné vers le soleil.

Elle voulait prendre des couleurs avant de rentrer, ne serait-ce que pour montrer qu’elle pouvait passer du temps à ne rien faire. Au journal aussi, on considérait qu’elle était de ceux qui ne savent pas s’arrêter. Quand elle n’écrivait pas sa chronique hebdomadaire, elle travaillait sur sa rubrique de l’édition dominicale, faisait des recherches sur Internet ou étudiait toutes sortes d’articles concernant les enfants. Elle était abonnée par le journal à tous les grands magazines sur l’enfance et l’éducation ainsi qu’à d’autres consacrés aux femmes qui travaillent. Elle recevait également des journaux médicaux, qu’elle passait régulièrement en revue, à la recherche de sujets intéressants.

On ne pouvait jamais prédire les thèmes qu’aborderait sa chronique - c’était peut-être là l’une des raisons de son succès. Il lui arrivait de répondre à des questions ou de commenter les dernières mesures sur l’éducation et ce qu’elles impliquaient. Beaucoup de ses articles portaient sur le bonheur d’élever des enfants tandis que d’autres évoquaient les pièges à éviter. Elle parlait des difficultés des mères seules, un sujet qui concernait apparemment beaucoup de Bostoniennes. Sa rubrique l’avait rendue étonnamment célèbre dans la région. Bien sûr, c’était agréable de voir sa photo au-dessus de sa chronique ou de recevoir des invitations à des soirées privées ; hélas, elle avait toujours trop à faire et n’en profitait pas. Et, si elle appréciait cet aspect agréable de son travail, il ne signifiait finalement pas grand-chose pour elle.

Au bout d’une heure au soleil, Theresa s’aperçut qu’elle cuisait. Elle entra dans l’eau doucement jusqu’à la taille et plongea dans une vague qui arrivait. Elle remonta à la surface, le souffle coupé par la fraîcheur de l’eau, ce qui fit rire un baigneur tout proche.

—    Elle est un peu frisquette, n’est-ce pas ? dit-il, et elle hocha la tête en se frottant les bras.

Il était grand et brun comme elle, et pendant une seconde elle se demanda s’il ne la draguait pas. Des enfants l’appelèrent alors « papa » à grands cris, lui retirant aussitôt ses illusions. Après avoir barboté quelques minutes dans l’eau, elle sortit et regagna sa place. La plage se vidait. Elle aussi ramassa ses affaires et prit le chemin du retour.

A la maison, Brian suivait un tournoi de golf à la télévision. De son côté, Deanna lisait un roman avec le portrait d’un bel et jeune avocat sur la couverture.

—    Alors, la plage, c’était comment ? demanda-t-elle en l’entendant arriver.

—    Merveilleux. Le soleil était brûlant, en revanche, Dieu que l’eau était froide !

—    Oui, toujours. Je n’arrive pas à concevoir que les gens puissent y rester si longtemps.

—    Et ton livre ?

Deanna le referma et contempla la couverture d’un air songeur.

—    Il est excellent. Il me rappelle Brian il y a quelques années.

—    Hein ? grommela Brian sans quitter la télévision des yeux.

—    Rien, mon amour. Juste des souvenirs. Que dirais-tu d’un gin-rami ? demanda-t-elle en se tournant, les yeux brillants, vers Theresa.

Deanna adorait tous les jeux de cartes. Elle appartenait à deux clubs de bridge et notait sur un petit carnet tous les jeux de solitaire qu’elle remportait. Ensemble, elles jouaient toujours au gin-rami car c’était le seul jeu auquel Theresa avait une chance de gagner.

—    Bien sûr.

Deanna marqua sa page d’un air ravi, posa son livre et se leva.

—    J’ai tout préparé. Les cartes sont sur la table, dehors.

Theresa noua la serviette autour de sa taille et se dirigea vers la table où elles avaient pris le petit déjeuner. Deanna la suivit avec deux canettes de Diet Coke, s’assit en face d’elle, ramassa le jeu, battit les cartes et les distribua.

—    On dirait que tu as pris des couleurs, dit-elle en levant les yeux. Le soleil devait cogner.

—    J’ai eu l’impression de cuire, répondit Theresa tout en classant ses cartes.

—    As-tu croisé des gens sympathiques ?

—    Pas vraiment. Je me suis simplement détendue en lisant. Il y avait surtout des familles, sur la plage.

—    Quel dommage !

—    Pourquoi ?

—    Eh bien, j’espérais presque que tu rencontrerais quelqu’un de bien cette semaine.

—    Tu es quelqu’un de bien.

—    Tu sais parfaitement ce que je veux dire. J’espérais que tu trouverais un homme qui te plaise. Un qui te coupe le souffle.

—    Pourquoi ? rétorqua Theresa, surprise.

—    Le soleil, l’océan, la brise..., je ne sais pas. C’est peut-être l’effet des rayons sur mon cerveau.

—    Je ne cherche pas vraiment, tu sais.

—    Jamais ?

—    Pas souvent, en tout cas.

—    Ah, là, là !

—    Ne va pas en tirer je ne sais quelle conclusion. Mon divorce n’est pas si loin.

Theresa posa un six de carreau et Deanna le ramassa avant de se défausser d’un trois de trèfle. Deanna avait la même intonation que la mère de Theresa quand elle abordait ce sujet.

—    Cela fait pourtant trois ans. Tu ne me cacherais pas quelque chose, par hasard ?

—    Non.

—    Personne ?

Deanna piocha et tira un quatre de cœur.

—    Non. Je n’y suis pour rien, tu sais. Ce n’est pas facile de faire des rencontres de nos jours. Et je n’ai guère de temps à consacrer aux mondanités.

—    Je le sais parfaitement. Tu as tant à offrir. Je suis sûre qu’il existe un homme fait pour toi.

—    Moi aussi. Seulement je ne l’ai pas encore rencontré.

—    Le cherches-tu seulement ?

—    À l’occasion. Tu sais, ma patronne est horriblement exigeante. Elle ne me laisse pas une seconde pour souffler.

—    Tu veux que je lui parle ?

—    Oui, peut-être, acquiesça Theresa, et elles éclatèrent de rire.

Deanna piocha et tira un sept de pique.

—    Tu vois quelqu’un, au moins ?

—    Non, pas depuis que Matt Machinchose m’a dit qu’il ne voulait pas d’une femme avec enfant.

—    Il y a vraiment de sacrés crétins, grommela Deanna. Et dans le genre, il se posait un peu là ! On devrait accrocher sa tête sur un mur avec en légende « Égoïste mâle ». Heureusement qu’ils ne sont pas tous pareils. Il y en a des très bien, dans le tas, et ils n’attendent que de te rencontrer.

Theresa tira le sept et jeta le six de carreau.

—    Tu sais pourquoi je t’adore, Deanna ? Parce que tu me dis toujours des gentillesses.

Deanna piocha.

— Voyons, c’est vrai. Tu es jolie, brillante, intelligente. Je pourrais trouver une douzaine d’hommes qui seraient ravis de sortir avec toi.

—    Je suis sûre que tu y arriverais. Me plairaient-ils seulement ?

—    Tu ne fais aucun effort.

Theresa haussa les épaules.

—    Peut-être. Je ne finirai pas pour autant mes jours dans une pension de vieilles filles. Fais-moi confiance, je tomberai encore amoureuse. J’adorerais rencontrer un homme charmant avec qui passer le reste de mon existence. Hélas, ce n’est pas ma priorité actuellement. Tout mon temps est pris, entre Kevin et mon travail.

Deanna ne dit rien. Elle jeta un deux de pique.

—    Je crois que tu as peur.

—    Peur ?

—    Absolument, et je le comprends.

—    Pourquoi ?

—    Parce que David t’a fait beaucoup de mal ; moi aussi, à ta place, j’aurais peur de recommencer. Chat échaudé craint l’eau froide, prétend le dicton. Et il n’a pas tort.

—    Probablement. Pourtant je suis sûre que si je croise la perle rare je saurai la reconnaître.

—    Quel est ton idéal ?

—    Je ne sais pas...

—    Je suis sûre que si. Tu dois bien avoir ta petite idée, comme tout le monde.

—    Non, vraiment.

—    Allez ! Commence par ce qui te paraît évident. Ou alors pense à ce dont tu ne veux pas. Par exemple, supporterais-tu qu’il appartienne à une bande de motards ?

Theresa piocha en souriant. Son jeu se présentait bien. Encore une carte et elle avait gagné. Elle jeta le valet de cœur.

—   Pourquoi cette curiosité ?

—    Allez, dis-moi, juste pour faire plaisir à ta vieille amie.

—    Bon. Pas un motard, en tout cas, fit-elle en secouant la tête. Elle réfléchit quelques instants. Hum..., je crois qu’avant tout il faudra qu’il soit fidèle, à moi, à nous. Je ne veux pas revivre ce que j’ai connu. Et je crois que j’aimerais qu’il ait mon âge, si possible.

Theresa s’arrêta en fronçant les sourcils.

—    Et?

—    Laisse-moi réfléchir. Ce n’est pas si facile que tu le crois. Je pense que je vais continuer avec les inévitables clichés. J’aimerais qu’il soit beau, gentil, intelligent et séduisant, tu sais, toutes ces qualités que les femmes recherchent chez un homme.

Elle se tut une fois de plus. Deanna tira le valet, visiblement ravie de coiffer Theresa sur le poteau.

—    Et?

—    Il devra s’occuper de Kevin comme si c’était son propre fils. C’est primordial. Oh ! il devra être romantique également. J’adorerais recevoir des fleurs de temps à autre.

Et sportif aussi. Je ne pourrais pas respecter un homme que je battrais au bras de fer.

—    C’est tout ?

—    Ouais !

—    Alors, voyons si j’ai bien saisi. Tu voudrais qu’il soit fidèle, séduisant, beau, la trentaine environ, intelligent aussi, romantique et sportif. Et il devra être gentil avec Kevin, c’est ça ?

—    Exactement.

Elle prit une profonde inspiration et étala son jeu sur la table.

—    Eh bien, au moins tu n’es pas difficile. Gin !

Après avoir perdu sans rémission au gin-rami, Theresa rentra chercher l’un des livres qu’elle avait apportés. Elle s’installa sur le siège sous la fenêtre qui donnait sur l’arrière de la maison tandis que Deanna, de son côté, reprenait sa lecture. Brian avait trouvé une nouvelle compétition de golf sur une autre chaîne et il passa le reste de l’après-midi à le regarder en lançant des commentaires à la cantonade.

À six heures du soir, une fois le tournoi fini, bien évidemment, Deanna et Brian partirent se promener sur la plage. Theresa les regarda depuis la fenêtre marcher main dans la main au bord de l’eau. Ils formaient un couple parfait. Ils avaient des centres d’intérêt totalement opposés, pourtant, cela avait l’air de les réunir au lieu de les séparer.

Après le coucher du soleil, ils se rendirent en voiture à Hyannis pour dîner au Sam’s Crabhouse, un restaurant florissant qui méritait bien sa réputation. Il était bondé et ils durent attendre une heure avant d’avoir une table ; heureusement, les crabes et le beurre fondu valaient la peine. Le beurre était aillé, et, à eux trois, ils burent six bières en deux heures. À la fin du repas, Brian remit la conversation sur la lettre que Theresa avait trouvée.

—    Je l’ai lue en revenant du golf. Deanna l’a collée sur le réfrigérateur.

Deanna éclata de rire en haussant les épaules. Elle se tourna vers Theresa avec un « je t’avais prévenue » dans les yeux.

—    J’ai trouvé la bouteille échouée sur la plage en faisant mon jogging.

—    Quelle lettre ! reprit Brian après avoir terminé sa bière. Et d’une telle tristesse !

—    Oui. C’est exactement ce que j’ai ressenti en la lisant.

—    Sais-tu où se trouve Wrightsville Beach ?

—    Non, je n’en ai jamais entendu parler.

—    C’est en Caroline du Nord, dit Brian en plongeant une main dans sa poche pour sortir ses cigarettes. Je suis allé jouer au golf là-bas, autrefois. Des terrains magnifiques. Un peu plats à mon goût, si je me souviens bien.

—    Avec Brian, tout commence et finit par le golf, intervint Deanna.

—    Dans quelle partie de la Caroline du Nord ? demanda Theresa.

Brian alluma sa cigarette et inhala longuement.

—    Près de Wilmington. C’est à une heure et demie de route au nord de Myrtle Beach. Tu as déjà entendu parler du film Cape Fear ?

—    Bien sûr.

—    La Cape Fear River passe à Wilmington. C’est là que se déroule le film. En fait, on tourne là très souvent. La plupart des grands studios ont une agence en ville. Wrightsville Beach est une île près de la côte. Très touristique ; c’est presque une station balnéaire aujourd’hui. Beaucoup de stars y résident quand elles sont en tournage là-bas.

—    Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu ce nom-là ?

—    Peut-être parce qu’on parle surtout de Myrtle Beach ; pourtant, Wrightsville Beach est connu, dans le sud. Les plages sont magnifiques, le sable blanc, l’eau délicieuse. Un endroit rêvé pour une semaine de vacances.

Theresa ne dit rien.

—    Eh bien, nous savons désormais d’où vient le mystérieux auteur de notre lettre, reprit Deanna, une pointe de malice dans la voix.

—    Il reste un doute, toutefois, dit Theresa en haussant les épaules. Il y était peut-être de passage, ou en vacances. Rien ne prouve qu’il y vive.

—    Je ne pense pas, déclara Deanna en secouant la tête. Sa description du rêve n’aurait pas été aussi précise s’il ne s’était rendu qu’une ou deux fois dans cet endroit.

—    Tu y as longuement réfléchi, dis-moi ?

—    Non, juste une intuition. J’ai appris à m’y fier avec l’expérience et je suis prête à parier qu’il habite à Wrightsville Beach ou à Wilmington.

—    Et alors ?

Deanna prit la cigarette des mains de Brian, inspira profondément et la garda. Elle faisait cela depuis des années. Dans son idée, comme ce n’était pas elle qui l’allumait, elle ne fumait pas vraiment. Brian, sans paraître remarquer son geste, en alluma une autre. Deanna se pencha vers Theresa.

—    As-tu réfléchi ? Vas-tu la publier ?

—    Je ne sais toujours pas si c’est une bonne idée.

—    Et si nous mettions d’autres noms... ou juste leurs initiales ? Nous pourrions aussi changer le nom de Wrightsville Beach, si tu veux.

—    Pourquoi tiens-tu tellement à la faire paraître ?

—    Parce que je sais reconnaître un bon sujet quand j’en vois un. Je pense surtout que cela toucherait beaucoup de gens. De nos jours, nous sommes tous tellement bousculés qu’on pourrait croire que le romantisme disparaît lentement. Cette lettre prouve qu’il n’est pas mort.

Theresa enroula distraitement une mèche de cheveux autour de son doigt. Un geste qui, depuis sa petite enfance, témoignait d’une profonde réflexion.

—    Très bien, répondit-elle au bout d’un long moment.

—    Tu vas le faire ?

—    Oui, et tu as raison, nous ne garderons que leurs initiales et nous éliminerons la mention de Wrighstville Beach. J’ajouterai également une ou deux phrases d’introduction.

—    Je suis ravie, s’écria Deanna avec un enthousiasme de gamine. J’en étais sûre. Nous la faxerons dès demain matin.

Le soir même, Theresa écrivit à la main le début de sa chronique sur du papier à lettres qu’elle avait trouvé dans le secrétaire du bureau. Quand elle eut terminé, elle regagna sa chambre, posa les deux feuilles sur la table de nuit et se glissa entre les draps. Cette nuit-là, elle dormit à poings fermés.

Le lendemain, Theresa et Deanna se rendirent à Chatham et firent dactylographier la lettre chez un imprimeur. Comme ni l’une ni l’autre n’avait emporté son portable et que Theresa tenait à ce que certaines informations contenues dans la lettre ne soient pas divulguées, c’était une solution tout indiquée. La rubrique terminée, elles la faxèrent. Elle paraîtrait dans le journal du lendemain.

Elles passèrent le reste de la matinée puis l’après-midi, comme la veille, à faire du lèche-vitrines, à se détendre sur la plage, à bavarder agréablement avant de dîner dehors. Lorsque le journal arriva le lendemain matin, Theresa fut la première à s’en emparer. Elle s’était réveillée tôt, et, quand elle était revenue de son jogging, Deanna et Brian n’étaient pas encore levés. Elle ouvrit le journal et lut sa rubrique.

Il y a quatre jours, pendant mes vacances, j'écoutais de vieilles chansons à la radio lorsque j’ai entendu Sting chanter Message in a Bottle. Saisie d’une impulsion soudaine, je me suis précipitée sur la plage. Quelques instants plus tard, je découvrais une bouteille qui, à ma grande surprise, contenait un message. Pour être franche, je n’ai pas entendu la chanson ; en revanche, j’ai réellement trouvé cette bouteille. Et le message qu’elle contenait m’a profondément bouleversée. Depuis, il ne cesse de me poursuivre. Et, bien que ce ne soit pas le genre de sujet que j’aborde habituellement, à notre époque où l’amour éternel et la fidélité se font de plus en plus rares, j’ai pensé que vous aussi trouveriez cette lettre émouvante.

Suivait la lettre. Lorsque Deanna rejoignit Theresa pour le petit déjeuner, elle se jeta aussitôt sur sa rubrique.

—    Merveilleux, dit-elle quand elle eut terminé. Imprimée, elle présente encore mieux que je ne le pensais. Tu vas recevoir beaucoup de courrier.

—    Tu crois ?

—    Absolument. J’en suis convaincue.

—    Plus que d’habitude ?

—    Bien plus. Je le sens. D’ailleurs, j’appellerai John tout à l’heure. Je lui demanderai de la passer à la radio une ou deux fois cette semaine. Il se pourrait même qu’on la diffuse dans les éditions du dimanche.

—    Nous verrons, dit Theresa avant de mordre dans un bagel, brusquement impatiente de savoir si Deanna aurait raison.

 

 

3

Le samedi, après huit jours de vacances, Theresa regagna Boston.

Dès qu’elle ouvrit la porte de son appartement, Harvey accourut de la chambre du fond. Il se frotta contre ses jambes en ronronnant de bonheur. Theresa le prit dans ses bras et se dirigea vers le réfrigérateur. Elle coupa un petit bout de fromage et le lui donna en lui caressant la tête, avec une pensée reconnaissante pour Ella, sa voisine, qui s’était occupée de lui en son absence. Le fromage terminé, le chat sauta sur le sol et s’avança vers les baies coulissantes qui donnaient sur le patio. L’appartement sentait le renfermé, et elle poussa les panneaux pour aérer.

Après avoir défait ses bagages et récupéré ses clés et son courrier chez Ella, Theresa se servit un verre de vin puis glissa dans le lecteur de CD le disque de John Coltrane qu’elle avait acheté. Tandis que la musique emplissait la pièce, elle jeta un coup d’œil à son courrier. Surtout des factures, comme d’habitude. Elle les mit de côté, elle s’en occuperait plus tard.

Elle vit que huit messages l’attendaient sur son répondeur. Deux anciens soupirants lui demandaient de rappeler. Elle réfléchit quelques secondes et décida de n’en rien faire. Ils ne lui plaisaient ni l’un ni l’autre, et à quoi bon sortir juste parce qu’elle avait un creux dans son emploi du temps ? Elle avait aussi des appels de sa mère et de sa sœur, elle leur téléphonerait dans la semaine. Il n’y avait aucun message de Kevin. Il était en plein rafting avec son père et devait camper quelque part dans l’Arizona.

Sans son fils, la maison paraissait étrangement silencieuse. Et en ordre, ce qui avait, au moins, un petit côté réconfortant. C’était agréable de rentrer dans une maison propre et de n’avoir pour une fois à ranger que derrière soi.

Elle pensa aux deux semaines de vacances qui lui restaient à prendre cette année. Elle avait promis à Kevin de l’emmener au bord de la mer. Cela lui laissait encore une semaine. Elle aurait pu en profiter à Noël, hélas, Kevin serait chez son père, c’était donc hors de question. Noël avait toujours été sa fête préférée et elle détestait la passer seule, malheureusement, elle n’avait pas le choix, inutile de se lamenter. Elle pourrait se rendre aux Bermudes, en Jamaïque ou n’importe où dans les Caraïbes, seulement elle n’avait aucune envie de partir seule et ne voyait pas qui pourrait l’accompagner. Janet, peut-être ? Ses trois enfants l’occupaient terriblement. En fait, c’était surtout Edward qui aurait du mal à se dégager. Elle pourrait aussi profiter de cette semaine pour réaliser tous les travaux qu’elle envisageait dans la maison..., mais quel dommage ! Quelle idée de passer ses vacances à peindre et à tapisser !

Eh bien, si rien de passionnant ne se présentait, elle garderait ses vacances pour l’année prochaine ! Peut-être pourrait-elle partir deux semaines à Hawaii avec Kevin.

Elle se coucha avec un roman qu’elle avait commencé à Cape Cod et en lut une bonne centaine de pages avant de se sentir fatiguée. À minuit, elle éteignit et s’endormit. Elle rêva alors qu’elle marchait sur une plage déserte, sans savoir pourquoi.

Le lundi matin, son bureau croulait sous le courrier. Il y avait déjà près de deux cents lettres et le facteur en rapporta une cinquantaine en fin de journée.

—    Je te l’avais dit ! lui lança Deanna dès qu’elle entra, en lui montrant le tas avec fierté.

Theresa demanda qu’on ne lui passe aucun appel et se mit immédiatement à dépouiller son courrier. Toutes les lettres, sans exception, concernaient le message publié dans sa rubrique. La plus grande partie provenait de femmes, quelques hommes avaient également écrit, et l’unanimité de leurs réactions la surprit. Tous avaient été touchés par la lettre anonyme. Beaucoup lui demandaient si elle en connaissait l’auteur, et plusieurs lectrices se prétendaient prêtes à l’épouser s’il était libre.

Elle découvrit que la plupart des éditions dominicales avaient publié sa chronique, et que les missives venaient d’aussi loin que Los Angeles. Six hommes prétendaient avoir écrit le message, quatre d’entre eux réclamaient des droits d’auteur, un la menaçait, qui plus est, d’engager des poursuites. Il lui suffit d’examiner leurs écritures pour s’apercevoir qu’aucune ne ressemblait, même de loin, à celle de la lettre.

À midi, alors qu’elle déjeunait dans son restaurant japonais préféré, des personnes assises à une table voisine firent allusion à sa rubrique.

—    Ma femme l’a collée sur le réfrigérateur, dit l’un des convives, ce qui la fit pouffer.

Elle n’acheva de lire son courrier qu’en fin de journée, épuisée. Elle n’avait rien écrit pour sa rubrique suivante et un poids lui écrasait les épaules comme à chaque fois que le temps lui manquait. À dix-sept heures trente, elle commença un article qui évoquait l’absence de Kevin et la façon dont elle la vivait. Les mots lui venaient avec une étonnante facilité et, quand son téléphone sonna, elle avait pratiquement terminé.

C’était la standardiste.

—    Dis-moi, Theresa, je sais que tu m’as demandé de ne te passer aucun appel et ça n’est pas toujours facile, crois-moi. Tu as bien dû en recevoir une soixantaine, aujourd’hui. Le téléphone n’a pas arrêté de sonner.

—    Bon, qu’y a-t-il ?

—    J’ai en ligne une dame qui t’a appelée cinq fois aujourd’hui. Et elle a téléphoné deux fois la semaine dernière. Elle n’a jamais voulu donner son nom mais je la reconnais, maintenant. Elle veut absolument te parler.

—    Tu ne peux pas prendre le message ?

—    J’ai beau insister, elle refuse. Elle me demande à chaque fois de la mettre en attente jusqu’à ce que tu puisses lui répondre. Elle dit qu’elle appelle de loin et qu’elle doit te parler à tout prix.

Theresa réfléchit un instant, les yeux fixés sur son écran. Son article était presque terminé, elle n’avait plus qu’un ou deux paragraphes à ajouter.

—    Demande-lui le numéro auquel je pourrai la rappeler.

—    Ça aussi, elle refuse. Elle est très mystérieuse.

—    Mais qu’est-ce qu’elle veut ?

—    Je n’en ai aucune idée. Pourtant, elle me semble tout à fait saine d’esprit, ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui ont appelé aujourd’hui. Un type m’a même demandé de l’épouser.

Theresa éclata de rire.

—    D’accord, dis-lui de ne pas quitter. Je la prends dans deux minutes.

—    Parfait.

—    Sur quelle ligne est-elle ?

—    La 5.

—    Merci.

Theresa termina rapidement son article. Elle le relirait dès qu’elle aurait raccroché. Elle souleva le combiné et enfonça la touche 5.

—    Allô !

—    Vous êtes Theresa Osborne ? demanda une voix douce et mélodieuse après quelques secondes de silence.

—    Oui.

Theresa se renfonça dans son siège en enroulant une mèche autour de son doigt.

—    C’est bien vous qui avez écrit l’article sur le message dans la bouteille ?

—    Oui. Que puis-je faire pour vous ?

Son interlocutrice marqua à nouveau un silence. Theresa l’entendait respirer, comme si elle réfléchissait à ce qu’elle allait pouvoir dire.

—    Pouvez-vous me donner les noms qui étaient dans la lettre ? finit-elle par demander.

Theresa ferma les yeux. Encore une curieuse. Elle rouvrit les yeux et commença à relire son article sur son ordinateur.

—    Non, je suis désolée, c’est impossible. Je dois préserver leur anonymat.

Son interlocutrice se tut à nouveau. Theresa sentait monter son impatience. Elle lut le premier paragraphe à l’écran.

—    Je vous en prie, il faut absolument que je le sache.

Theresa leva les yeux, intriguée par la sincérité de la voix. Elle sentait autre chose dans son ton, sans arriver à l’analyser.

—    Je suis désolée, finit-elle par répondre, je ne peux vraiment pas.

—    Alors peut-être pourriez-vous répondre à une question ?

—    Allez-y.

—    La lettre était-elle adressée à Catherine et signée par un certain Garrett ?

L’interlocutrice avait maintenant toute l’attention de Theresa. Elle se redressa sur son siège.

—    Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix anxieuse, et à peine eut-elle laissé échapper ces mots qu’elle les regretta : elle venait de répondre sans le vouloir.

—    C’est bien ça, n’est-ce pas ?

—    Qui êtes-vous ? demanda à nouveau Theresa d’un ton nettement radouci.

Elle entendit la femme prendre une profonde inspiration avant de répondre.

—    Je m’appelle Michelle Turner et je vis à Norfolk, en Virginie.

—    Comment connaissez-vous ces noms ?

—    Mon mari est dans la marine et il est basé ici. Il y a trois ans, je marchais sur la plage et j’ai trouvé une lettre, exactement comme vous, pendant vos vacances. Quand j’ai lu votre rubrique, j’ai tout de suite su que la lettre venait de la même personne. Les initiales étaient identiques.

Theresa réfléchit un instant. C’était impossible. Trois ans plus tôt ?

—    Sur quel type de papier était-elle écrite ?

—    Un papier écru, avec le dessin d’un voilier en haut à droite.

Theresa sentit les battements de son cœur s’accélérer. Elle n’arrivait toujours pas à y croire.

—    Votre lettre portait aussi le dessin d’un voilier, n’est-ce pas ?

—    Oui, murmura Theresa.

—    Je le savais. Je n’ai jamais montré cette lettre à mon mari. Je la ressors régulièrement pour la relire. Elle est un peu différente de celle que vous avez publiée, mais les sentiments sont les mêmes.

—    Pourriez-vous me la télécopier ?

—    Bien sûr. C’est quand même étonnant, non ? ajouta-t-elle après un petit silence. Que j’aie trouvé la mienne il y a trois ans, et que vous en trouviez une autre maintenant.

—    Oui, murmura Theresa. C’est vraiment surprenant.

Après avoir donné son numéro de fax, elle se sentit incapable de se concentrer sur son article. Michelle devait trouver un service de secrétariat pour faxer la lettre, et Theresa ne put s’empêcher de faire des allées et venues toutes les cinq minutes entre son bureau et le télécopieur. Enfin, quarante-six minutes plus tard, elle entendit l’appareil se mettre en marche. La première page n’était que la feuille de garde de National Copy Service, adressée à Theresa Osborne au Boston Times.

Elle la regarda tomber dans le panier tandis que le fax crépitait en copiant la lettre ligne à ligne. Il était rapide, il copiait une page en dix secondes, mais comme il lui semblait lent brusquement ! Une troisième page apparut et elle en déduisit alors qu’à l’instar de la lettre qu’elle avait trouvée celle-ci aussi devait être écrite recto verso.

Elle ramassa les copies tandis que résonnait le bip de fin de transmission. Elle les porta à son bureau sans les regarder et les posa à l’envers. Il fallait qu’elle se calme. Ce n’était qu’une lettre.

Elle prit une profonde inspiration et retourna la première page. Un simple regard au logo du voilier suffit à lui confirmer que la lettre émanait bien du même auteur. Elle mit la page en pleine lumière et commença sa lecture.

6 mars 1994

Ma Catherine chérie,

Où es-tu ? Assis seul dans la maison plongée dans les ténèbres, je me demande pourquoi nous avons été séparés.

J’ai beau essayer de comprendre, je ne trouve pas la réponse à cette question. La raison est évidente, mais mon esprit la repousse et pendant mes insomnies l’angoisse me ronge. Je suis perdu sans toi. Je n’ai plus d’âme, plus de foyer, je suis tel un oiseau solitaire qui vole sans savoir où il va. Je, suis tout cela et rien du tout. Voilà à quoi se résume ma vie sans toi, mon amour. J’attends désespérément que tu me montres comment retrouver le goût de vivre.

Je nous revois tous les deux sur le pont de Happenstance. Te souviens-tu du mal que nous nous sommes donné pour le restaurer ? Nous nous sommes voués à l’océan en le reconstruisant, car nous savions tous les deux que l’océan nous avait réunis. C’est dans ces moments-là que j’ai découvert ce qu’était le véritable bonheur. La nuit, tandis que nous voguions sur les eaux noires, je m’abandonnais au spectacle de ta beauté au clair de lune. Je t'admirais tout en sachant au plus profond de mon âme que nous étions unis à jamais. Est-ce toujours ainsi quand deux êtres s’aiment ? me demandais-je. Je l’ignore, cependant, si j’en juge ma vie depuis que tu m'as été enlevée, je crois connaître la réponse. Je sais que désormais je serai seul.

Je pense à toi, je rêve de toi, je te fais apparaître quand j’ai trop besoin de toi. C’est tout ce qui me reste et cela ne me suffit pas. Jamais je ne pourrai m’en contenter, je le sais, pourtant, que puis-je faire d’autre ? Si tu étais là, tu m’expliquerais, mais cela aussi m’a été dérobé. Tu as toujours su trouver les mots qui me réconfortaient. Tu étais ma joie de vivre.

Peux-tu savoir ce que j’éprouve sans toi ? Dans mes rêves, je me plais à le croire. Avant de te rencontrer, j’avançais sans but dans la vie, sans logique. Je sais maintenant que chaque mètre parcouru depuis mon premier pas me rapprochait de toi. Nous étions destinés l’un à l’autre.

Mais aujourd’hui, seul chez moi, je découvre que le destin peut blesser un être autant qu’il a pu le combler, et je me demande vraiment pourquoi, de toutes les femmes que j’aurais pu aimer en ce monde, il a fallu que je m’éprenne de celle qui me serait enlevée.

Garrett

Après avoir lu la lettre, elle se renfonça dans son fauteuil et posa les doigts sur ses lèvres. Les bruits de la salle de rédaction semblaient venir de très loin. Elle ramassa son sac, en sortit la première lettre et les étala toutes les deux devant elle. Elle lut la première, puis la seconde, et les relut ensuite en ordre inverse, avec la vague impression de jouer les voyeurs, comme si elle écoutait aux portes à un moment intime et chargé de secrets.

Elle se leva dans un état second. Elle prit au distributeur une canette de jus de pomme, cherchant toujours à analyser ce qu’elle ressentait. Elle revint à son bureau. Soudain, au moment de s’asseoir, ses jambes se dérobèrent et elle s’affala lourdement sur son siège. Elle serait tombée par terre s’il ne s’était pas trouvé là.

Espérant s’éclaircir les idées, elle entreprit de ranger le désordre qui encombrait son bureau. Les stylos regagnèrent le tiroir, les articles dont elle s’était servie furent remis dans leurs classeurs, elle rechargea l’agrafeuse, tailla ses crayons et les remit dans le pot sur son bureau. Quand elle eut terminé, tout était rangé sauf les deux lettres auxquelles elle n’avait pas touché.

Elle avait trouvé la première un peu plus d’une semaine auparavant, et les mots lui avaient laissé une profonde impression, même si, poussée par son côté pragmatique, elle avait refusé de s’y attarder. Aujourd’hui, cela lui semblait impossible. Pas après avoir trouvé cette seconde lettre écrite vraisemblablement par la même personne. Y en avait-il d’autres ? Et à quoi ressemblait celui qui les envoyait ? Il semblait miraculeux qu’une autre personne, trois ans plus tôt, soit tombée sur l’une de ses lettres et l’ait cachée dans un tiroir parce qu’elle aussi avait été profondément émue. C’était pourtant la réalité. Que signifiait tout cela ?

Elle savait qu’elle ne devrait pas y accorder tant d’importance, mais, soudain, c’était plus fort qu’elle. Elle regarda autour d’elle en se passant une main dans les cheveux. Tout le monde était occupé. Elle ouvrit sa canette de jus de pomme et en but une gorgée, essayant d’analyser ce qu’elle ressentait. Elle ne savait plus que penser. Elle n’avait qu’un souhait, que personne ne vienne la déranger tant qu’elle n’aurait pas mieux cerné la situation. Alors qu’elle remettait les deux lettres dans son sac, la première phrase du second message lui revint à l’esprit.

Où es-tu ?

Elle quitta le programme qu’elle utilisait pour écrire ses articles et, presque malgré elle, choisit un serveur qui lui permette d’accéder à Internet.

Après quelques secondes d’hésitation, elle tapa :

Wrightsville Beach

dans la grille de recherche et enfonça la touche d’envoi. Elle espérait bien trouver quelque chose là-dessus et, moins de cinq secondes plus tard, différents thèmes lui étaient proposés.

Trouvé trois sites contenant Wrightsville Beach.

Localisation par catégories - Localisation par sites - Pages Web de Mariposa

Localisation par catégories Pays : USA. État : Caroline du Nord. Ville : Wrightsville Beach

Localisation par sites

Pays : USA. État : Caroline du Nord. Ville : Wilmington : Agences immobilières - Agence Ticar - Bureau également à Wrighstville Beach et Carolina Beach

Pays : USA. État : Caroline du Nord. Ville : Wrighstmlle Beach. Hôtel - Cascade Beach Resort

Les yeux fixés sur l’écran, elle se sentit brusquement ridicule. Même si Deanna avait raison et si Garrett vivait dans la région de Wrightsville, il serait pratiquement impossible de le retrouver. Alors pourquoi essayer ?

Elle connaissait la réponse, évidemment. Ces lettres avaient été écrites par un homme qui aimait profondément une femme, un homme qui était seul maintenant. Petite fille, elle avait cru à l’homme idéal, prince charmant ou chevalier de ses contes d’enfant. Mais il n’existait pas dans la réalité. Les êtres humains avaient de vrais emplois du temps, de vraies demandes et de vraies exigences les uns vis-à-vis des autres. Certes, il y avait des hommes bien, dans le lot, capables d’éprouver un amour sincère et de rester fidèles envers et contre tout, le type même de celui qu’elle aurait aimé rencontrer depuis qu’elle avait divorcé. Mais comment le trouver ?

À présent, elle savait qu’un tel homme existait et qu’il était seul. Elle en était bouleversée. À l’évidence Catherine, qui qu’elle fût, était probablement morte, ou tout au moins avait disparu sans explication. Pourtant, Garrett l’aimait au point de lui écrire encore des lettres d’amour depuis au moins trois ans. Cela prouvait déjà qu’il était capable d’aimer quelqu’un profondément et surtout de lui rester entièrement voué longtemps après sa disparition.

Où es-tu ?

La phrase résonnait sans cesse dans sa tête, comme une chanson entendue le matin au réveil qui vous poursuit toute la journée.

Où es-tu ?

Elle l’ignorait, mais il existait. Et cela la touchait profondément. Elle savait d’expérience que, lorsque quelqu’un provoquait en vous un sentiment de cette intensité, il fallait s’y intéresser sérieusement. Sinon, comment savoir ce qui aurait pu arriver, et, de bien des façons, c’était pire que de s’apercevoir qu’on s’était trompé. En cas d’erreur, il lui suffirait de poursuivre sa vie sans avoir à regarder en arrière en se demandant ce qu’elle avait raté.

Où tout cela pouvait-il la mener ? Quelle en était la signification ? La découverte de cette lettre était-elle un signe du destin ? Une simple coïncidence ? À moins que cela ne lui rappelle tout simplement ce qui manquait à sa vie. Elle enroula distraitement une mèche autour de son doigt en réfléchissant à cette dernière éventualité. Oui, c’était bien possible.

Cet auteur mystérieux l’intriguait, inutile de le nier. Et, comme personne ne pourrait comprendre ce qui lui arrivait (comment attendre cela des autres alors qu’elle-même en était incapable), elle décida de ne pas parler de ce qu’elle éprouvait.

Où es-tu ?

En son for intérieur, elle savait que la recherche sur ordinateur et sa fascination pour Garrett ne la mèneraient nulle part. Ce ne serait bientôt qu’une anecdote qu’elle évoquerait de temps à autre. Sa vie continuerait, elle écrirait ses rubriques, s’occuperait de Kevin et accomplirait les mille et une tâches qui incombent à un parent célibataire.

Elle avait presque raison. Sa vie se serait poursuivie exactement comme elle l’imaginait. Cependant, trois jours plus tard, survint un événement qui la força à se jeter dans l’inconnu, munie seulement d’une valise et de quelques feuilles de papier qui n’avaient peut-être aucun sens.

Elle découvrit une troisième lettre de Garrett.

 

 

4

Le jour où elle découvrit cette troisième lettre, elle ne s’attendait, bien sûr, à rien d’extraordinaire. C’était un jour d’été comme tant d’autres à Boston, chaud, humide, avec l’actualité qui collait à ce genre de temps, quelques agressions provoquées par la tension qui montait et deux morts en début d’après-midi à la suite de bagarres ayant mal tourné.

Theresa se trouvait dans la salle de rédaction. Elle faisait des recherches sur les enfants autistes. Le Boston Times possédait une excellente banque de données sur les articles publiés les années précédentes dans différentes revues. Grâce à son ordinateur, elle pouvait également avoir accès à la librairie de Harvard et à celle de l’université de Boston, et les centaines de milliers d’articles dont celles-ci disposaient rendaient les recherches bien plus faciles et plus rapides qu’elles ne l’étaient encore quelques années auparavant.

En deux heures, elle avait trouvé une trentaine d’articles publiés au cours des trois dernières années dans des journaux dont elle n’avait d’ailleurs jamais entendu parler. Six d’entre eux semblaient intéressants. Comme Harvard était sur sa route, elle décida de passer les prendre en rentrant chez elle.

Au moment d’éteindre son ordinateur, une idée lui vint subitement à l’esprit. Pourquoi pas ? Elle avait peu de chances que ça marche, mais qu’avait-elle à perdre ? Elle se rassit, accéda à nouveau à la banque de données de Harvard et tapa les mots

MESSAGE DANS UNE BOUTEILLE

Les articles étant classés, selon le système de la bibliothèque, par sujet ou par titre, elle choisit la recherche par titre car le processus était plus rapide. La prospection par sujet donnait toujours plus de réponses et demandait donc ensuite un gros travail qui exigeait trop de temps. Elle appuya sur la touche d’envoi et attendit que l’ordinateur retrouve l’information demandée.

La réponse l’étonna. Une douzaine d’articles avaient été écrits ces dernières années sur ce sujet. La plupart avaient été publiés par des revues scientifiques, et, d’après les titres, les bouteilles avaient servi à étudier les courants marins.

Trois articles retinrent son attention et elle nota leurs noms, décidée à les récupérer eux aussi.

La circulation était dense, et elle mit plus longtemps que prévu pour arriver à la bibliothèque et photocopier les neuf sujets qui l’intéressaient. Elle rentra tard chez elle, et, après avoir commandé son dîner au restaurant chinois du quartier, elle s’assit sur le canapé et étala devant elle les trois articles sur les messages dans des bouteilles.

Le premier qu’elle lut avait été publié dans le magazine Yankee, en mars de l’année précédente. Il faisait un historique des messages découverts dans des bouteilles et parlait de celles qui avaient été trouvées en Nouvelle-Angleterre au cours des dernières années. Certaines lettres étaient réellement inoubliables. L’histoire de Paolina et d’Ake Viking lui plut particulièrement.

Le père de Paolina avait trouvé une bouteille qui contenait un message d’un certain Ake, un jeune marin suédois. Il l’avait écrit au cours d’un voyage singulièrement ennuyeux et demandait à toute jolie fille qui le trouverait de lui répondre. Le père le donna à Paolina, qui écrivit à Ake. Une lettre en entraîna une autre, Ake vint en Sicile faire la connaissance de la jeune fille, ils découvrirent combien ils s’aimaient et se marièrent peu après.

À la fin de l’article, elle tomba sur deux paragraphes qui faisaient allusion à un autre message échoué sur les plages de Long Island.

Les personnes qui envoient ces messages comptent généralement qu’on leur écrive, avec l’espoir qu’il en découlera une correspondance durable. Parfois, cependant, l’auteur ne veut pas de réponse. Une lettre de ce genre, émouvant hommage à un amour perdu, a échoué sur les plages de Long Island, l’année dernière. En voici un extrait.

Maintenant que je ne te serre plus dans mes bras, je me sens l’âme vide. Je me surprends à chercher ton visage dans la foule, et, bien que je sache que c’est impossible, je ne peux m’en empêcher. Ma quête est vouée à l’échec. Nous avions parlé de ce qui arriverait si nous étions séparés malgré nous. Hélas, je ne peux tenir la promesse que je t’ai faite cette nuit-là. Je suis désolé, mon amour, jamais personne ne te remplacera. Les mots que je t’ai chuchotés étaient insensés, et j’aurais dû le savoir. Je n’ai jamais désiré que toi et toi seule et maintenant que tu es partie je n’ai aucune envie de trouver une autre compagne. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, avons-nous murmuré à l’église, et j’en arrive à croire que ces mots sonneront juste jusqu’au jour où, à mon tour, je quitterai ce monde.

Elle s’arrêta de manger et posa brusquement sa fourchette.

C’était impossible ! Elle regarda fixement les mots. Ce n’était tout bonnement pas possible.

Mais...

... mais... qui d’autre cela pourrait-il être ?

Elle s’essuya le front et s’aperçut que ses mains tremblaient. Une autre lettre ? Elle revint rapidement au début de l’article et vit qu’il avait été écrit par Arthur Shendakin, professeur d’histoire au collège de Boston, ce qui voulait dire...

... qu’il devait vivre dans la région.

Elle bondit chercher l’annuaire posé sur un guéridon, près de la table de la salle à manger et le feuilleta fébrilement. Il y avait moins d’une douzaine de Shendakin, dont seulement deux portaient un A. en initiale. Elle regarda sa montre avant de les appeler. Vingt et une heure trente. Tard, mais pas tant que ça. Elle composa le premier numéro. Une femme lui répondit que c’était une erreur. Theresa remarqua en reposant le combiné qu’elle avait la gorge sèche. Elle se rendit à la cuisine, but un grand verre d’eau et, après avoir pris une profonde inspiration, revint près du téléphone.

Elle s’appliqua à composer correctement le numéro et attendit. Le téléphone sonna une fois, deux fois, trois fois.

À la quatrième sonnerie, elle sentit ses espoirs s’évanouir ; à la cinquième, on décrocha.

—    Allô ! dit un homme.

D’après sa voix, elle lui donnait dans les soixante ans. Elle s’éclaircit la gorge.

—    Allô ! je suis Theresa Osborne, du Boston Times. Vous êtes Arthur Shendakin ?

—    Oui, répondit-il, étonné.

Garde ton calme, se dit-elle.

—    Bonsoir, monsieur. Est-ce bien vous qui avez publié un article concernant les messages dans des bouteilles, l’année dernière, dans le magazine Yankee ?

—    Oui, effectivement. Que puis-je faire pour vous ?

Sa main était moite sur le combiné.

—    Je m’intéresse à l’un des messages que vous évoquez, celui qui a échoué sur les plages de Long Island. Voyez-vous auquel je fais allusion ?

—    Puis-je savoir en quoi il vous intéresse ?

—    Eh bien, commença-t-elle, le Times désire faire un article sur ce sujet et nous aurions aimé avoir une copie de cette lettre.

Elle s’en voulait de lui mentir mais il lui en aurait coûté davantage de dire la vérité. De quoi aurait-elle l’air ? Oh, bonsoir, je suis amoureuse d’un homme mystérieux qui envoie des messages dans des bouteilles et je me demandais si ce ne serait pas lui qui aurait écrit la lettre que vous avez trouvée...

Il mit du temps à répondre.

—    Eh bien, je ne sais pas. C’est justement cette lettre qui m’a donné l’idée de ces articles... Il faut que j’y réfléchisse.

Theresa sentit sa gorge se serrer.

—    Donc, vous avez la lettre ?

—    Oui, je l’ai trouvée il y a deux ans.

—    Monsieur Shendakin, je sais que ma demande est inhabituelle. Si vous nous permettez d’utiliser cette lettre, nous serons ravis de vous dédommager. Et nous n’avons nul besoin de l’original. Vous pourrez le conserver, une copie nous suffira.

Elle sentit que sa requête l’avait déconcerté.

—    De quelle somme s’agirait-il ?

Qu’en savait-elle. ? Elle avait lancé ça comme ça. Combien voulait-il ?

—    Nous sommes prêts à vous offrir trois cents dollars, et, bien sûr, la découverte de cette lettre vous sera légitimement attribuée.

Il ne dit rien. Il réfléchissait. Theresa revint à la charge sans lui laisser le temps de formuler la moindre objection.

—    Monsieur Shendakin, je pense que vous craignez certaines similitudes entre notre article et celui que vous avez écrit. Je vous assure qu’ils seront très différents. Le nôtre portera surtout sur les cheminements suivis par les bouteilles, vous voyez, les courants océaniques, etc. Nous ne ferons allusion à ces messages personnels que pour en illustrer l’aspect humain.

Mais où allait-elle chercher tout ça ?

—    Eh bien...

—    Je vous en prie, monsieur Shendakin. Cela me ferait tellement plaisir.

Il resta silencieux un moment.

—    Juste une copie ?

—    Oui, c’est tout. Je peux vous donner un numéro de fax, à moins que vous ne préfériez l’envoyer par la poste. Dois-je rédiger le chèque à votre nom ?

Il réfléchit encore avant de répondre.

—    Je..., je pense que oui.

Elle sentit qu’elle l’avait poussé dans ses derniers retranchements et qu’il ne savait plus comment s’en sortir.

—    Je vous remercie, monsieur Shendakin.

Sans lui laisser le temps de changer d’avis, elle lui donna son numéro de fax, releva son adresse et nota de lui adresser un mandat dès le lendemain. Il aurait pu trouver bizarre qu’elle lui envoie un chèque personnel.

Le jour suivant, après avoir appelé le bureau du professeur au collège de Boston et laissé un message l’informant que le paiement avait été effectué, elle partit travailler sur un petit nuage. L’existence éventuelle d’une troisième lettre monopolisait toutes ses pensées. D’accord, elle ne savait pas encore si elle provenait du même auteur, mais, si tel était le cas, elle se demanda ce qu’elle ferait. Elle avait pensé à Garrett pratiquement toute la nuit, essayant d’imaginer à quoi il pouvait ressembler ou ce qu’il aimait faire. Déconcertée par sa réaction, elle avait décrété que la lettre déciderait de la suite des événements. Si le message n’émanait pas de Garrett, elle mettrait un point final à cette histoire. Elle ne se servirait plus de son ordinateur pour le retrouver, elle ne chercherait pas de traces d’autres missives. Et, si elle s’apercevait que les deux lettres continuaient à l’obséder, elle les jetterait. C’était bien beau, la curiosité, il ne fallait pas pour autant que ça vous gâche la vie, et elle ferait en sorte de l’éviter.

Mais si la lettre était de Garrett...

Elle ignorait ce qu’elle ferait. Finalement, elle espérait presque se tromper, ne serait-ce que pour ne pas avoir à prendre de décision.

Quand elle arriva à son bureau, elle traîna volontairement avant d’aller vers le télécopieur. Elle alluma son ordinateur, appela deux médecins qu’elle voulait consulter au sujet de sa prochaine rubrique et jeta quelques notes sur d’autres sujets éventuels. Le temps d’effectuer ces quelques tâches, elle s’était presque convaincu que la lettre ne pouvait venir de lui. Des milliers de missives devaient flotter sur les mers. Il y avait toutes les chances qu’elle émane de quelqu’un d’autre.

Ne trouvant plus d’autre prétexte pour s’attarder, elle finit par s’approcher du télécopieur et feuilleta la pile de fax. Ils n’avaient pas encore été triés, des douzaines de pages étaient adressées à d’autres services. Au milieu de la liasse, elle trouva une page de garde à son attention, suivie de deux autres feuillets, et, au premier regard, remarqua, comme pour les deux autres lettres, le voilier dessiné en haut à droite. Le message était plus court que les autres. L’extrait qu’elle avait lu dans l’article d’Arthur Shendakin était en fait le dernier paragraphe.

25 septembre 1995

Catherine chérie,

Un mois s’est écoulé depuis ma dernière lettre, mais que le temps m ’a paru long ! La vie défile sous mes yeux comme un paysage derrière la vitre d’une voiture. Je respire, je mange et je dors comme je l’ai toujours fait, cependant, plus rien dans mon existence ne semble demander de participation active de ma part. Je dérive simplement comme les messages que je t’envoie. Je ne sais pas où je vais ni quand j’y arriverai.

Le travail ne réussit pas à me faire oublier ma peine. Il peut m’arriver de plonger pour le plaisir ou pour enseigner aux autres à le faire, mais, quand je retourne au magasin, comme il est vide sans toi. Je vérifie mon stock et passe mes commandes comme d’habitude et parfois je me surprends à me retourner pour t’appeler. Et, pendant que je t’écris cette lettre, je me demande si cela cessera un jour.

Maintenant que je ne te serre plus dans mes bras, je me sens l’âme vide. Je me surprends à chercher ton visage dans la foule, et, bien que je sache que c’est impossible, je ne peux m’en empêcher. Ma quête est vouée à l’échec. Nous avions parlé de ce qui arriverait si nous étions séparés malgré nous. Hélas, je ne peux tenir la promesse que je t’ai faite cette nuit-là. Je suis désolé, mon amour, jamais personne ne te remplacera. Les mots que je t’ai chuchotés étaient insensés, et j’aurais dû le savoir. Je n’ai jamais désiré que toi et toi seule et maintenant que tu es partie je n’ai aucune envie de trouver une autre compagne. Jusqu’à ce que la mort nous sépare, avons-nous murmuré à l’église, et j’en arrive à croire que ces mots sonneront juste jusqu’au jour où, à mon tour, je quitterai ce monde.

Garrett

—    Deanna, tu as une minute ? Je voudrais te parler.

Deanna leva les yeux de son ordinateur et retira ses lunettes.

—    Bien sûr. Qu’y a-t-il ?

Theresa posa les trois lettres sur le bureau de son amie sans rien dire. Deanna les prit l’une après l’autre, les yeux écarquillés de surprise.

—    Où as-tu trouvé les deux autres ?

Theresa expliqua comment elle était entrée en leur possession. Quand elle eut terminé, Deanna les lut en silence. Theresa s’assit en face d’elle.

—    Eh bien, dit-elle en posant la dernière missive, tu m’en fais des cachotteries !

Theresa haussa les épaules.

—    Mais ce n’est pas ça qui te tracasse, n’est-ce pas ? continua Deanna.

—    Que veux-tu dire ?

—    Eh bien, reprit-elle avec un petit sourire taquin, ce n’est pas pour me montrer ces lettres que tu es venue me voir. Je crois que ce Garrett t’intéresse.

Theresa en resta bouche bée et Deanna éclata de rire.

—    Ne prends pas cet air ahuri, Theresa. Je ne suis pas complètement idiote. Je sentais bien que tu couvais quelque chose. Tu étais tellement distraite. J’ai failli t’en toucher un mot et puis je me suis dit que tu finirais bien par m’en parler, le moment venu.

—    Moi qui croyais cacher mon jeu.

—    Peut-être pour les autres. Moi, je te connais depuis trop longtemps. Elle sourit à nouveau. Allez, raconte-moi tout.

Theresa réfléchit quelques instants.

—    C’est assez bizarre. Je n’arrête pas de penser à lui et je ne sais pas pourquoi. Comme une lycéenne qui aurait le béguin pour un inconnu. C’est même pire que ça, car non seulement nous ne nous sommes jamais parlé, mais je ne l’ai jamais vu. Il a peut-être soixante-dix ans, qui sait ?

Deanna se renfonça dans son siège en hochant la tête d’un air songeur.

—    C’est possible... mais tu ne le crois pas, n’est-ce pas ?

Theresa secoua lentement la tête.

—    Non.

—    Moi non plus, dit Deanna en reprenant les lettres. Il évoque la façon dont ils sont tombés amoureux quand ils étaient jeunes, il ne fait aucune allusion à des enfants, il enseigne la plongée et parle de Catherine comme s’ils n’avaient été mariés que quelques années. Je ne crois pas qu’il soit très vieux.

—    Moi non plus.

—    Tu veux savoir le fond de ma pensée ?

—    Oui.

—    Moi, à ta place, j’irais à Wilmington pour essayer de trouver ce Garrett.

—    Cela me semble tellement... tellement ridicule...

—    Pourquoi ?

—    Parce que je ne sais rien de lui.

—    Theresa, tu en sais bien plus sur Garrett que je n’en savais sur Brian avant de le rencontrer. Note bien que je ne te demande pas de l’épouser, mais seulement de le trouver. Tu découvriras peut-être qu’il n’est pas ton genre, en tout cas, tu en auras le cœur net, non ? Allez, où est le problème ?

—    Et si...

Elle s’arrêta, et Deanna finit sa phrase pour elle.

—    Et s’il n’est pas tel que tu l’imagines ? Theresa, je peux déjà te garantir qu’il sera différent. C’est forcé. À mon avis, cela ne devrait pas influencer ta décision. Si tu as envie d’en savoir plus, vas-y. Au pire, tu t’apercevras que ce n’est pas le genre d’homme que tu recherches. Tu n’auras qu’à rentrer à Boston. Au moins tu sauras à quoi t’en tenir. Que risques-tu ? Ce ne sera pas plus terrible que ce que tu vis maintenant.

—    Tu ne trouves pas toute cette histoire complètement folle ?

Deanna secoua la tête d’un air pensif.

—    Theresa, il y a longtemps que j’attends que tu t’intéresses à un homme. Je te l’ai dit pendant les vacances, tu mérites de trouver quelqu’un qui partage ta vie. Je ne sais pas ce qui sortira de cette histoire avec Garrett. Si je devais parier, je dirais que cela ne donnera probablement rien. Cela ne veut pas dire que tu ne dois pas essayer. Si tous ceux qui ont peur de se tromper n’essayaient pas, où en serions-nous aujourd’hui ?

Theresa ne dit rien pendant quelques instants.

—    Tu es...

Deanna repoussa ses protestations.

—    Je suis plus âgée que toi et j’ai beaucoup vécu. J’ai appris que dans la vie il fallait prendre des risques. Et, à mes yeux, celui-là n’est pas très grand. Tu n’abandonnes pas mari et enfants pour retrouver cet homme, tu ne quittes pas ton emploi, tu ne pars pas vivre à l’autre bout du pays. En fait, tu es dans une situation idéale. Il n’y a aucun inconvénient à ce que tu te rendes là-bas, alors n’en fais pas tout un plat. Si tu as envie d’y aller, tu y vas. Sinon, tu restes. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Par-dessus le marché, Kevin n’est pas là et il te reste des vacances à prendre.

Theresa enroula une mèche de cheveux autour de son doigt.

—    Et ma rubrique ?

—    Ne t’inquiète pas. Nous avons toujours celle que nous n’avons pas utilisée le jour où la lettre a été publiée à sa place. Et nous pouvons rediffuser des rubriques des années passées. Les autres journaux ne te publiaient pas à cette époque et ils ne verront pas la différence.

—    Tout paraît si simple à t’entendre.

—    C’est simple. Le plus dur sera de le trouver. À mon avis, ces lettres contiennent des informations qui pourraient nous aider. Que dirais-tu de passer quelques coups de fil et de faire des recherches sur l’ordinateur ?

Elles se turent toutes les deux un moment.

—    D’accord, finit par acquiescer Theresa. J’espère seulement ne pas le regretter un jour.

—    Alors, par où commençons-nous ? demanda-t-elle.

Elle tira une chaise et s’assit de l’autre côté du bureau de Deanna.

—    Nous allons commencer par ce dont nous sommes pratiquement sûres. Je crois que l’on peut considérer qu’il s’appelle réellement Garrett. Il a signé les trois lettres de ce nom. S’il n’y en avait eu qu’une, nous pourrions avoir un doute, mais, au bout de trois, je suis convaincue que c’est son prénom ou celui qu’on lui donne.

—    Ensuite, continua Theresa, il habite probablement Wilmington, Wrighstville Beach ou une ville de cette région.

—    Toutes ses lettres font allusion à l’océan, et, bien sûr, c’est dans l’océan qu’il jette ses bouteilles. D’après leur ton, il les écrit quand il se sent seul ou quand il pense à Catherine.

—    C’est également mon avis. Il ne mentionne aucune occasion particulière. Il n’évoque que sa vie de tous les jours et ce qu’il éprouve.

—    Exactement. Deanna s’animait au fur et à mesure qu’elles progressaient. Il a parlé d’un bateau...

—    Happenstance. Ils l’ont restauré ensemble et ils naviguaient souvent dessus. C’est un voilier, certainement.

—    Note-le. Nous pourrons peut-être en apprendre plus en passant quelques coups de fil. Il existe peut-être un répertoire alphabétique des bateaux. Je pourrais appeler le journal local pour le savoir. Y a-t-il d’autres indices dans la deuxième lettre ?

—    Non, je ne vois rien. Mais la troisième contient plus d’informations. Nous y découvrons deux choses.

—    D’abord que Catherine est bien morte.

—    Ensuite qu’il possède un magasin de plongée sous-marine où il travaillait avec Catherine.

—    Il faut le noter également. Je pense que nous pourrons en découvrir plus à ce sujet sans bouger d’ici. C’est tout ?

—    Je crois.

—    Eh bien, voilà un bon début. Ce ne sera peut-être pas si difficile que ça. Il est temps de passer quelques coups de téléphone.

Deanna commença par appeler le Wilmington Journal, le quotidien local. Elle se présenta et demanda à parler à quelqu’un qui s’y connaissait en bateaux. On lui passa deux personnes avant qu’elle ne tombe sur Zack Norton, le journaliste qui s’occupait de la pêche au gros et des autres sports nautiques. Elle lui expliqua ce qu’elle cherchait et il lui répondit qu’il n’existait pas de répertoire alphabétique des bateaux.

—    Ils sont enregistrés par numéro d’immatriculation, comme les voitures, lui dit-il avec un léger accent chantant du Sud. En revanche, si vous connaissez le nom du propriétaire, vous pourrez peut-être trouver le nom du bateau sur le formulaire. Les gens ne sont pas obligés de le fournir mais ils le précisent très souvent. Deanna griffonna : « Pas de répertoire alphabétique des bateaux » sur un bloc-notes et le tendit à Theresa.

—    Voilà déjà une piste éliminée, soupira Theresa.

—    Attends, dit Deanna, en couvrant le combiné de la main. N’abandonne pas si vite.

Après avoir remercié Zack Norton et raccroché, Deanna consulta à nouveau leur liste d’indices. Au bout de quelques instants de réflexion, elle décida d’appeler les renseignements téléphoniques pour avoir le nom des magasins de plongée de la région de Wilmington. Theresa la vit en noter onze.

—    Souhaitez-vous d’autres renseignements ? demanda la préposée.

—    Non, je vous remercie, vous avez été parfaite, lui répondit Deanna.

Elle raccrocha sous le regard interrogateur de Theresa.

—    Et que vas-tu leur dire quand tu les appelleras ?

—    Je vais juste demander à parler à Garrett.

Theresa sentit son cœur s’emballer.

—    Comme ça ?

—    Comme ça, répondit Deanna avec un petit sourire en coin.

Elle composa le premier numéro et fît signe à Theresa de décrocher l’autre récepteur. Elles attendirent patiemment que quelqu’un veuille bien répondre à Atlantic Adventures, le premier magasin de leur liste.

Quand on décrocha enfin, Deanna prit une profonde inspiration et demanda si elle pourrait suivre des cours avec Garrett.

—    Je suis désolée. Vous avez dû faire un mauvais numéro, lui répondit-on aussitôt.

Deanna s’excusa et raccrocha.

Elles reçurent la même réponse aux cinq numéros suivants. Sans se décourager, Deanna continua ses recherches. S’attendant à la réaction habituelle, elle fut étonnée d’entendre l’homme au bout de la ligne marquer un moment d’hésitation.

—    Vous voulez parler de Garrett Blake ? demanda-t-il.

Garrett.

Theresa faillit tomber de son siège en entendant prononcer son nom.

—    Oui, répondit Deanna.

—    Vous le trouverez à Island Diving. Mais nous pouvons peut-être vous aider ? Nous avons des cours qui commencent prochainement.

—    Non, s’excusa aussitôt Deanna. Je vous remercie. J’ai promis à Garrett d’apprendre à plonger avec lui.

Elle raccrocha, un sourire triomphant sur les lèvres.

—    Eh bien, nous progressons.

—    Jamais je n’aurais cru que ce serait aussi facile.

—    Ce n’était pas tellement évident, si tu y réfléchis, Theresa. Avec une seule lettre, cela aurait été impossible.

—    Tu crois qu’il s’agit du bon Garrett ?

Deanna la regarda en penchant la tête.

—    Pas toi ?

—    Je ne sais pas. Peut-être.

—    Eh bien, nous le saurons bientôt, dit Deanna en haussant les épaules. Je commence à bien m’amuser.

Elle rappela les renseignements et demanda le numéro des Affaires maritimes à Wilmington. Une fois qu’elle les eut en ligne, elle demanda si quelqu’un pourrait la renseigner.

—    Mon mari et moi étions en vacances à Wilmington lorsque notre bateau est tombé en panne. Un monsieur charmant nous a aidés à revenir au port. Un certain Garrett Blake, et je crois que son bateau s’appelait Happenstance, mais je voudrais en être sûre avant d’écrire mon article là-dessus.

Deanna continua sans laisser à son interlocutrice le temps de placer un mot. Elle lui raconta qu’elle avait eu très peur et combien elle était reconnaissante à ce Garrett d’être venu à leur secours. Puis, après l’avoir amadouée en lui disant que les gens du Sud étaient vraiment charmants, et en particulier les habitants de Wilmington, elle lui expliqua qu’elle tenait à faire un article sur l’hospitalité des méridionaux et leur gentillesse envers les étrangers. Son petit discours achevé, l’employée lui était définitivement acquise.

—    Puisque vous me demandez simplement de vérifier des informations que vous connaissez déjà, je n’y vois aucune objection, dit-elle. Ne quittez pas.

Deanna tambourina du bout des doigts sur son bureau en mesure avec la musique de Barry Manilow diffusée pendant qu’elle était en attente. L’employée revint en ligne.

—    Bon, voyons... Deanna entendit un bruit de clavier, puis un bip étrange. Oui, voilà. Garrett Blake. Votre information était correcte. Son bateau s’appelle bien Happen-stance.

Deanna la remercia longuement et lui demanda son nom, pour pouvoir citer une charmante personne de plus comme illustration de l’amabilité des gens du Sud. Elle raccrocha enfin, le visage rayonnant.

—    Garrett Blake, dit-elle avec un sourire triomphant. Notre mystérieux auteur s’appelle Garrett Blake.

—    Là, tu m’épates.

Deanna hocha la tête comme si elle non plus n’en revenait pas.

—    Tu vois. Ta vieille amie sait encore comment trouver un renseignement.

—    C’est le moins que l’on puisse dire !

—    Y a-t-il autre chose que tu voudrais connaître ?

Theresa réfléchit.

—    Tu pourrais en savoir plus sur Catherine ?

—    Nous pouvons toujours essayer, répondit Deanna en haussant les épaules. Appelons le journal pour savoir s’ils ont quelque chose dans leurs archives. Si elle est morte accidentellement, ils en auront peut-être parlé.

Deanna rappela donc le Wilmington Journal et demanda leur service de presse. Malheureusement, après avoir parlé à deux personnes différentes, elle apprit que les journaux des années passées étaient sur microfilms et qu’il n’était pas facile de les consulter sans date précise. Deanna demanda qui Theresa devrait contacter quand elle irait là-bas si elle voulait rechercher l’information elle-même.

—    Je crois que nous ne pouvons rien faire de plus d’ici. À toi de jouer, Theresa. Au moins, tu sais déjà où le trouver.

Deanna lui tendit le papier avec le nom. Theresa hésita.

Deanna la dévisagea quelques instants et finit par poser le papier sur le bureau. Elle décrocha le téléphone à nouveau.

—    Qui appelles-tu ?

—    Mon agence de voyages. Il faut réserver l’avion et ton hôtel sur place.

—    Je n’ai pas dit que j’y allais.

—    Oh, si, tu iras !

—    Comment peux-tu en être aussi sûre ?

—    Parce que je ne vais pas te laisser te morfondre ici à te demander ce qui aurait pu être. Tu travailles mal quand tu n’es pas concentrée.

—    Deanna...

—    Ne te fatigue pas. Tu meurs de curiosité. Et moi aussi.

—    Mais...

—    Mais rien ! Theresa, reprit-elle d’une voix douce, souviens-toi que tu n’as rien à perdre. Au pire, tu reviendras dans deux jours. C’est tout. Tu ne pars pas à la recherche d’une tribu de cannibales. Tu vas juste voir si ton intérêt était justifié.

Elles se dévisagèrent quelques instants sans rien dire. Deanna avait un petit sourire en coin. Theresa sentit son pouls s’accélérer en prenant conscience de ce qu’elle allait faire. Mon Dieu, je pars vraiment là-bas. Je n’arrive pas à le croire.

Elle essaya pourtant encore de tergiverser.

—    Je ne sais même pas ce que je vais lui dire quand je le verrai...

—    Je suis sûre que tu trouveras quelque chose. Maintenant, laisse-moi m’occuper de tes réservations. Va chercher ton sac. Il va me falloir un numéro de carte bancaire.

L’esprit en ébullition, Theresa se dirigea vers son bureau. Garrett Blake. Wilmington. Island, Diving. Happenstance. Les mots défilaient dans sa tête comme si elle répétait un rôle dans une pièce.

Elle ouvrit le tiroir dans lequel elle enfermait son sac. Elle aurait voulu prendre le temps de réfléchir. Mais elle n’était plus maîtresse de ses actes et déjà elle tendait sa carte à Deanna. Elle partirait le lendemain pour Wilmington, Caroline du Nord.

Deanna lui dit de disposer du reste de sa journée, et, en quittant le journal, Theresa eut soudain l’impression de s’être fait manipuler exactement comme elle avait manœuvré le vieux M. Shendakin.

Mais, contrairement à M. Shendakin, au fond d’elle-même, elle en était ravie. Et, lorsque son avion atterrit le lendemain à Wilmington, elle se demanda, le cœur battant, où tout cela l’entraînerait.

 

 

5

Theresa s’éveilla de bonne heure, comme d’habitude, et se leva pour regarder par la fenêtre. Le soleil perçait la brume matinale. Elle fit coulisser la porte du balcon pour laisser entrer l’air frais.

Elle passa dans la salle de bains, retira son pyjama et ouvrit le robinet de la douche. Dire que moins de quarante-huit heures auparavant elle était assise avec Deanna à étudier les lettres et à passer des coups de fil à la recherche de Garrett.

Dès son retour chez elle, elle avait demandé à Ella de s’occuper à nouveau de son chat et du courrier. Le lendemain, elle s’était rendue à la bibliothèque pour s’informer sur la plongée sous-marine. C’était une démarche logique. Son métier de journaliste lui avait appris à ne rien considérer comme acquis, à toujours avoir un plan et à se préparer au mieux.

Son intention était simple. Elle irait à Island Diving faire un tour dans la boutique en essayant d’identifier Garrett Blake. Si c’était un vieil homme de soixante-dix ans ou un étudiant de vingt, elle tournerait tout simplement les talons et rentrerait chez elle. En revanche, si, selon son intuition, il avait environ son âge, elle essaierait de lui parler. Voilà pourquoi elle s’était renseignée sur la plongée - elle voulait laisser entendre qu’elle s’y connaissait un peu. Et elle en apprendrait certainement plus à son sujet si elle pouvait lui parler de ce qui l’intéressait, sans avoir à révéler quoi que ce soit sur elle. Elle aurait alors une meilleure perception de la situation.

Et après ? Là, elle était moins sûre. Elle ne voulait pas donner à Garrett la raison de sa visite, elle passerait pour une folle. Bonjour, j’ai lu les lettres que vous avez envoyées à Catherine, et en voyant que vous l’aimiez tellement je me suis dit que vous étiez exactement l’homme que je cherchais. Non, c’était hors de question. Elle avait une autre idée qui ne paraissait pas meilleure. Bonjour. Je suis du Boston Times et j’ai trouvé vos lettres. Pouvons-nous faire un article sur vous ? Ce n’était pas non plus la solution. Et elle avait été incapable de trouver mieux.

Elle n’était pas venue jusqu’ici pour abandonner si près du but, même si elle ne savait pas quoi dire. Par ailleurs, comme Deanna l’avait souligné, si c’était un échec, elle n’aurait qu’à rentrer à Boston.

Elle sortit de la douche et enfila un chemisier blanc à manches courtes, un short en jean et une paire de sandales blanches. Elle avait volontairement choisi une tenue décontractée, et c’était réussi. Elle ne voulait surtout pas se faire remarquer tout de suite. Après tout, elle ne savait pas à quoi s’attendre et elle voulait avoir le temps de juger la situation par elle-même, et elle seule.

Une fois prête, elle consulta l’annuaire à la recherche de l’adresse d’Island Diving qu’elle griffonna sur un bout de papier. Puis elle partit.

Elle s’arrêta dans le premier magasin venu pour acheter une carte de Wilmington. L’employé lui indiqua la direction et elle trouva son chemin sans difficulté, bien que Wilmington soit plus étendu qu’elle ne le pensait. La circulation était dense, surtout sur les ponts conduisant aux îles de Kure Beach, Carolina Beach et Wrightsville Beach, qui partaient du centre-ville et où le trafic semblait se concentrer.

Island Diving se trouvait à côté de la marina. Dès qu’elle eut quitté la ville, la circulation avait été plus fluide, et, une fois dans la rue qu’elle cherchait, elle avait pu avancer au pas pour repérer le magasin. Il n’était pas loin, et, comme elle l’avait espéré, plusieurs voitures stationnaient sur le parking. Elle se gara à quelques places de l’entrée.

C’était une vieille construction en bois, décolorée par l’air salin et les embruns. Un côté du magasin donnait sur un chenal, l’Atlantic Intracoastal Waterway. Une enseigne était suspendue à deux chaînes rouillées et les fenêtres poussiéreuses semblaient avoir subi mille tempêtes.

Elle descendit de sa voiture, écarta la mèche qui lui tombait dans les yeux et se dirigea vers l’entrée. Elle s’arrêta au moment de pousser la porte pour souffler et rassembler ses idées puis entra de son air le plus naturel.

Elle parcourut le magasin, passant d’une allée à l’autre, essayant de repérer ceux qui travaillaient là et dévisageant tous les hommes à la dérobée en se demandant à chaque fois si c’était Garrett. La plupart, cependant, semblaient être des clients.

Elle avança jusqu’au mur du fond et découvrit un panneau couvert d’articles de journaux et de photos accroché au-dessus des rayons. Elle jeta un rapide regard autour d’elle et s’approcha pour mieux voir. Elle venait de trouver la réponse à sa question. Elle savait enfin à quoi ressemblait le mystérieux Garrett Blake.

La légende sous la photo du premier article indiquait simplement : « Garrett Blake, d’Island Diving, préparant ses élèves à leur première plongée en mer ».

On le voyait ajuster les courroies d’une bouteille de plongée sur le dos d’un élève, et elle vit tout de suite que Deanna et elle ne s’étaient pas trompées. Il avait une trentaine d’années, le visage mince, les cheveux courts et bruns décolorés par le soleil. Il dépassait son élève de quelques centimètres, et la chemise sans manches qu’il portait révélait des bras musclés.

La qualité de la photo ne lui permettait pas de déterminer la couleur de ses yeux, mais il semblait avoir le visage buriné. Elle croyait apercevoir des rides au coin de ses yeux, mais peut-être les plissait-il à cause du soleil.

Elle lut soigneusement l’article, notant les horaires de ses cours et ce qu’il fallait faire pour obtenir son certificat. La deuxième coupure de journal ne comportait pas de photo et parlait de plongées sur des épaves, très réputées en Caroline du Nord. La région se flattait d’en posséder plus de cinq cents disséminées le long de ses côtes, elle était d’ailleurs baptisée le cimetière de l’Atlantique. Pendant des siècles, les navires s’étaient échoués sur les récifs et les petites îles qui parsemaient le littoral.

Le troisième article, également sans photo, concernait le Monitor, le premier cuirassé de la guerre civile. Alors qu’il naviguait vers la Caroline du Sud, remorqué par un bateau à vapeur, il avait coulé devant Cape Hatteras en 1862. On venait de retrouver son épave et l’on avait demandé à Garrett Blake, ainsi qu’à d’autres plongeurs du Duke Marine Institute, de descendre voir s’il serait possible de le renflouer.

Le quatrième article s’intéressait à Happenstance. Huit photos montraient le bateau sous différents angles, intérieurement et extérieurement, illustrant la façon dont il avait été restauré. Elle apprit ainsi que le voilier était un modèle rare car il était entièrement en bois et avait été fabriqué à Lisbonne en 1927. Dessiné par Herreschoff, l’un des ingénieurs de la marine les plus célèbres de cette époque, il avait connu une vie longue et mouvementée, et avait servi, entre autres, pendant la Seconde Guerre mondiale, à espionner les garnisons allemandes stationnées le long des côtes françaises. Le bateau avait fini par atterrir à Nantucket, où il avait été acheté par un homme d’affaires de la région. Quand Garrett Blake l’avait acquis quatre ans plus tôt, il se trouvait en piteux état et le journaliste précisait que c’étaient Garrett et sa femme Catherine qui l’avaient restauré.

Catherine...

Theresa chercha la date de l’article. Avril 1992. On ne disait pas qu’elle était décédée, et, comme l’une des lettres avait été trouvée à Norfolk trois ans auparavant, on pouvait en déduire qu’elle avait disparu en 1993.

—    Puis-je vous aider ?

Theresa pivota au son de la voix derrière elle. Un jeune homme lui souriait et elle se félicita d’avoir vu la photo de Garrett. Ce n’était pas lui.

—    Je vous ai fait peur ? demanda-t-il.

Theresa s’empressa de le détromper.

—    Non..., je regardais les photos.

—    Il est beau, n’est-ce pas, dit-il avec un signe du menton dans leur direction.

—    Qui?

—    Happenstance. C’est Garrett, le patron du magasin, qui l’a complètement restauré. C’est un voilier magnifique. L’un des plus beaux que j’aie jamais vus maintenant qu’il est refait.

—    Il est là ? Je veux parler de Garrett.

—    Non, il est au port. Il viendra seulement en fin de matinée.

—    Oh...

—    Puis-je vous renseigner ? Je sais que le magasin est plutôt encombré mais vous y trouverez absolument tout ce qu’il faut pour plonger.

Elle secoua la tête.

—    Non, merci, je regardais seulement.

—    Très bien. Si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas.

—    Merci.

Le jeune homme lui décocha un grand sourire et repartit vers le comptoir, à l’entrée du magasin. Sans réfléchir, elle s’entendit lui demander :

—    Vous disiez que Garrett était au port ?

—    Ouais, lança-t-il par-dessus son épaule sans s’arrêter. À deux rues d’ici. À la marina. Vous savez où elle se trouve ?

—    Je crois que je suis passée devant en venant.

—    Il devrait y être encore une heure ou deux. Sinon, revenez en fin de matinée. Voulez-vous lui laisser un message ?

—    Non, ça n’a rien d’urgent.

Elle fit semblant de s’intéresser à différents articles sur les rayons puis sortit en saluant l’employé.

Et, au lieu de regagner sa voiture, elle partit en direction de la marina.

En y arrivant, elle chercha Happenstance. La majeure partie des bateaux étant blancs, elle n’eut aucun mal à repérer le voilier en bois. Elle monta sur la jetée à laquelle il était amarré.

Elle se sentait nerveuse. Les articles qu’elle avait lus dans le magasin lui avaient fourni des idées. Et elle savait à quoi Garrett ressemblait. Si elle le rencontrait, elle pourrait lui dire que les articles lui avaient donné envie de voir son bateau de plus près. C’était plausible, et avec un peu de chance cela lui permettrait d’engager la conversation. Après..., elle verrait bien.

En s’approchant du bateau, elle constata qu’il n’y avait pas âme qui vive à proximité. Ni à bord ni sur la jetée, et apparemment personne n’était venu de la matinée. Le bateau était fermé, les voiles ferlées, et tout était rangé. Ne voyant aucun signe de vie, elle vérifia le nom à l’arrière du bateau. C’était bien Happenstance. Elle écarta une mèche qui lui tombait dans les yeux. Bizarre, l’employé du magasin lui avait pourtant dit que Garrett était là.

Au lieu de retourner directement à la boutique, elle prit le temps d’admirer le voilier. Il était magnifique, tellement plus beau que les autres avec sa coque en bois vernis. Elle comprenait que le journal lui ait consacré un article. Il lui rappelait un peu les bateaux de pirates qu’elle avait vus dans des films. Elle avançait et reculait sur la jetée pour le regarder sous tous les angles en se demandant dans quel état de délabrement il se trouvait avant d’être restauré. Tout semblait neuf, mais le bois n’avait pas dû être totalement remplacé. On avait dû le sabler. En regardant de plus près, elle aperçut des entailles dans la coque qui semblaient confirmer son hypothèse.

Elle décida de retourner à Island Diving un peu plus tard. L’employé s’était trompé. Après un dernier regard au bateau, elle fit demi-tour.

Un homme se tenait sur la jetée à quelques mètres et l’observait.

Garrett...

Il transpirait dans la chaleur matinale et la sueur dessinait des auréoles sur sa chemise sans manches, révélant des bras parfaitement musclés. Ses mains étaient noires de cambouis et la montre de plongée à son poignet semblait rayée par des années d’utilisation. Il portait un short marron et des chaussures de pont, sans chaussettes, et il avait l’air de quelqu’un qui passait la majeure partie de sa vie en contact avec l’océan.

Décontenancée, elle avait fait un pas en arrière.

—    Puisse vous aider ? demanda-t-il.

Il sourit mais resta immobile comme s’il avait peur qu’elle ne se sente prise au piège.

C’est exactement la sensation qu’elle éprouva quand leurs regards se croisèrent.

Elle le dévisagea malgré elle. Bien qu’elle ait vu une photo de lui, elle le trouva plus séduisant qu’elle ne l’aurait imaginé, sans savoir pourquoi. Il était grand et large d’épaules. Son visage n’était pas d’une beauté extraordinaire mais il était bronzé et buriné par le soleil et la mer. Son regard était presque aussi fascinant que celui de David autrefois. Une chose était sûre, il émanait de lui un charme indéniable. Et beaucoup de virilité dans la façon dont il se tenait devant elle.

Se souvenant de son plan, elle respira profondément.

—    J’admirais votre bateau, dit-elle en faisant un geste en direction du voilier. Il est vraiment magnifique.

—    Merci, c’est très gentil, dit-il poliment, en se frottant les paumes l’une contre l’autre pour essayer d’enlever de la graisse.

Devant son regard franc, la situation lui apparut dans toute sa réalité : la découverte de la bouteille, sa curiosité croissante, ses recherches, son voyage à Wilmington et, pour finir, ce face-à-face. Bouleversée, elle ferma les yeux et lutta pour reprendre ses esprits. Elle ne s’attendait pas que tout se déroule si vite. Elle éprouva un instant de terreur pure.

Il fit un pas vers elle.

—    Ça va ? demanda-t-il d’une voix inquiète.

—    Oui, je crois, répondit-elle après avoir respiré profondément pour essayer de se détendre. J’ai eu un léger vertige, c’est tout.

—    Vous êtes sûre ?

Elle passa la main dans ses cheveux, embarrassée.

—    Oui, tout va bien, je vous assure.

—    Bien, dit-il, d’un air peu convaincu. Nous nous sommes déjà rencontrés ? reprit-il quelques secondes plus tard, apparemment rassuré.

Theresa secoua lentement la tête.

—    Non, je ne crois pas.

—    Alors comment savez-vous que c’est mon bateau ?

—    Oh..., répondit-elle, soulagée, j’ai vu les articles sur le tableau, au magasin, avec votre photo et celle du bateau. Votre jeune employé m’a dit que vous étiez ici, et j’ai eu envie de venir voir de plus près.

—    Il a dit que j’étais là ?

Elle réfléchit le temps de retrouver ses paroles exactes.

—    En fait, il m’a dit que vous étiez au port. J’en ai déduit que vous étiez ici.

Il hocha la tête.

—    J’étais sur l’autre bateau, celui que nous utilisons pour la plongée.

Un petit bateau de pêche donna un coup de sirène, et Garrett se retourna pour saluer le marin debout à la barre. Puis il la regarda à nouveau. Elle était vraiment ravissante. Encore plus jolie de près que lorsqu’il l’avait aperçue depuis l’autre côté de la marina. Il baissa les yeux et, distraitement, sortit le bandana rouge qu’il avait dans sa poche arrière. Il essuya la sueur qui coulait sur son front.

—    Vous l’avez magnifiquement restauré, dit Theresa.

Il esquissa un petit sourire en remettant son bandana dans sa poche.

—    Merci, c’est gentil.

Theresa jeta un regard vers Happenstance avant de se retourner vers Garrett.

—    Je sais que cela ne me regarde pas, mais, maintenant que vous êtes là, j’aimerais vous poser quelques questions sur votre bateau.

À son expression, elle devina que ce n’était pas la première fois qu’on l’interrogeait à ce sujet.

—    Que voulez-vous savoir ?

Elle dut faire un effort pour paraître naturelle.

—    Eh bien, quand vous l’avez récupéré, était-il vraiment en aussi mauvais état que le laisse entendre l’article ?

—    En fait, il était encore pire. Une grande partie de la proue était pourrie, commença-t-il en accompagnant ses explications de grands gestes. Il y avait toute une série de fuites de ce côté-ci, à se demander comment il flottait encore. Nous avons dû remplacer la majeure partie de la coque et du pont et sabler le reste avant de le colmater et de le vernir à nouveau. Voilà déjà pour l’extérieur. Nous avons dû refaire l’intérieur également, c’est d’ailleurs ce qui nous a pris le plus de temps.

Elle avait noté le « nous » mais ne posa aucune question.

—    Vous avez fait un travail énorme.

Elle sourit en disant cela, et Garrett sentit sa gorge se serrer. Bon sang qu’elle était jolie !

—    Oui, mais ça valait la peine. C’est tellement plus agréable de faire de la voile sur ce genre de bateau.

—    Pourquoi ?

—    Parce qu’il a été construit par des gens qui s’en servaient pour gagner leur vie. Ils l’ont conçu avec un très grand soin ce qui rend la navigation plus facile.

—    J’en déduis que vous faites de la voile depuis très longtemps.

—    Depuis tout petit.

Elle hocha la tête.

—    Vous permettez ? demanda-t-elle en faisant un pas vers le bateau.

—    Je vous en prie.

Theresa passa la main le long de la coque. Garrett remarqua, distraitement, qu’elle ne portait pas d’alliance.

—    De quel bois est-il fait ? demanda-t-elle sans se retourner.

—    C’est de l’acajou.

—    Entièrement ?

—    Oui, à part les mâts et quelques aménagements intérieurs.

Elle hocha à nouveau la tête, et Garrett la regarda marcher le long du voilier. Il ne pouvait détacher les yeux de sa silhouette et de ses cheveux bruns et raides qui lui tombaient sur les épaules. Ce n’était pas seulement sa beauté qui l’attirait, mais aussi son assurance dans chacun de ses gestes. Comme si elle savait exactement ce que les hommes pensaient quand elle était près d’eux, s’aperçut-il brusquement. Il secoua la tête.

—    Ce bateau a réellement servi à espionner les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.

Il se mit à rire tout en profitant de ce répit pour essayer de s’éclaircir les idées.

—    C’est ce que son ancien propriétaire m’a raconté, mais peut-être m’a-t-il dit ça pour en tirer un meilleur prix.

—    En tout cas, peu importe, c’est un beau bateau. Combien de temps vous a-t-il fallu pour le restaurer ?

—    Presque un an.

Elle plongea le regard à travers un hublot, mais l’intérieur était trop sombre pour voir quoi que ce soit.

—    Avec quoi naviguiez-vous pendant que vous le répariez ?

—    Nous n’avions pas le temps, entre le magasin, les cours de plongée et le travail que nous donnait celui-là.

—    Cela a dû beaucoup vous manquer, dit-elle en souriant, et, pour la première fois, Garrett s’aperçut qu’il appréciait cette conversation.

—    Tout à fait. Mais nous nous sommes rattrapés quand nous avons mis Happenstance à l’eau.

Elle nota à nouveau l’emploi du « nous ».

—    Je veux bien vous croire.

Après avoir admiré le bateau encore quelques instants, elle revint à côté de lui. Pendant un moment, aucun des deux ne parla. Garrett se demandait si elle sentait qu’il la regardait du coin de l’œil.

—    Eh bien, dit-elle en croisant les bras, je crois que je vous ai suffisamment retenu.

—    Pas du tout, protesta-t-il, sentant à nouveau la sueur perler à son front. J’adore discuter de bateaux.

—    Ça me plaît, à moi aussi. La voile m’a toujours attirée.

—    À vous entendre, on croirait que vous n’en avez jamais fait.

Elle haussa les épaules.

—    Non, j’en ai toujours rêvé mais je n’ai jamais eu l’occasion.

Elle le regardait en parlant, et, quand leurs regards se croisèrent, Garrett sortit machinalement son bandana une seconde fois. Bon sang qu’il faisait chaud ! Il s’essuya le front.

—    Eh bien, si ça vous dit de m’accompagner, je fais un tour tous les soirs après mon travail. Venez.

Les mots lui avaient échappé malgré lui. Pourquoi avait-il dit cela ? Il n’en savait rien. Peut-être était-ce le désir d’une compagnie féminine après toutes ces années. À moins que cela ne vienne de la façon dont son regard s’éclairait à chaque fois qu’elle parlait. Enfin, peu importe la raison, il l’avait invitée à l’accompagner et il ne pouvait plus reculer.

Theresa, elle aussi, était un peu étonnée, mais elle accepta presque aussitôt. N’était-elle pas venue à Wilmington pour cela ?

—    Cela me ferait très plaisir, dit-elle. À quelle heure ?

Il remit le bandana dans sa poche, un peu déconcerté par ce qu’il venait de faire.

—    Que diriez-vous de sept heures ? Le soleil commence à baisser, c’est le moment idéal pour sortir.

—    Cela me convient parfaitement. J’apporterai de quoi manger.

Garrett était surpris de la voir aussi enthousiaste.

—    Vous n’êtes pas forcée.

—    Je sais, mais c’est la moindre des choses. Après tout, rien ne vous obligeait à m’inviter. Des sandwiches, ça ira ?

Garrett fit un pas en arrière, pris d’un besoin soudain de respirer.

—    Oui, tout à fait. Je ne suis pas difficile.

—    Très bien. Elle réfléchit, se dandinant d’un pied sur l’autre, se demandant s’il voulait ajouter autre chose. Eh bien, à ce soir, finit-elle par dire en remontant la bandoulière de son sac sur son épaule. Je vous retrouve ici, au bateau ?

—    Ici. En prononçant ce mot il s’aperçut que sa voix était enrouée. Il s’éclaircit la gorge et sourit. Vous verrez. Ça vous plaira.

—    J’en suis sûre. À plus tard.

Elle se détourna et remonta la jetée, les cheveux flottant au vent. En la regardant s’éloigner, Garrett s’aperçut qu’il avait oublié quelque chose d’important.

—    Hé ! s’écria-t-il.

Elle s’arrêta net et se retourna vers lui, une main en visière au-dessus des yeux pour se protéger du soleil.

—    Oui ?

Elle était jolie, même de loin.

Il fit quelques pas vers elle.

—    J’ai oublié de vous demander votre nom.

—    Theresa. Theresa Osborne.

—    Je m’appelle Garrett Blake.

—    Eh bien, Garrett, à ce soir, sept heures.

Sur ces mots, elle partit d’un bon pas. Garrett la suivit des yeux, essayant d’analyser les sentiments qui le tiraillaient. D’un côté, il était enchanté par ce qui venait de se passer, de l’autre, il avait l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Il savait que ces remords étaient injustifiés. Il aurait voulu les faire taire. Mais il en était incapable. Comme toujours.

 

 

6

Les minutes s’égrenèrent lentement jusqu’à sept heures, mais pour Garrett Blake le temps s’était arrêté trois ans plus tôt, quand Catherine s’était fait renverser par un vieil homme qui avait perdu le contrôle de sa voiture, changeant ainsi irrémédiablement la vie de deux familles. Dans les semaines suivant sa mort, sa colère contre le chauffard avait progressivement cédé la place à un désir de vengeance qu’il n’avait jamais assouvi tout simplement parce qu’il était terrassé par le chagrin. À peine arrivait-il à dormir trois heures par nuit, il pleurait chaque fois qu’il voyait les vêtements de Catherine dans la penderie, et il perdit près de dix kilos à se nourrir uniquement de café et de crackers. Le mois suivant, il se mit à fumer pour la première fois de sa vie et se réfugia dans l’alcool, les nuits où il ne pouvait plus supporter sa douleur. Son père s’occupa de son affaire pendant qu’il restait prostré sur la terrasse de sa maison, incapable de concevoir l’avenir sans Catherine. Il n’avait plus la volonté ni le désir de vivre et il lui arrivait d’espérer que l’air humide et salé finirait par le dissoudre complètement, le délivrant ainsi de cette existence solitaire.

La vie lui paraissait d’autant plus difficile qu’il ne pouvait se souvenir d’un seul moment sans elle. Ils se connaissaient depuis toujours et avaient fréquenté les mêmes écoles toute leur enfance. En troisième, ils étaient de grands amis et il lui avait offert deux cartes pour la Saint-Valentin. Puis ils s’étaient plus ou moins perdus de vue jusqu’à la fin de leurs études secondaires. Catherine était fine et menue, perpétuellement la plus petite de sa classe, et, bien qu’elle tienne toujours une place particulière dans le cœur de Garrett, il ne remarquait pas qu’elle se transformait lentement en une ravissante jeune fille. Jamais ils n’étaient allés à un bal de promotion ensemble, ni même au cinéma. Quatre ans plus tard, alors qu’il venait de terminer ses études en biologie marine à Chapel Hill, il l’avait croisée par hasard à Wrightsville Beach et s’était aperçu brutalement de son erreur. Elle n’avait plus rien de la gamine maigrichonne d’autrefois. En deux mots, elle était splendide, avec ses cheveux blonds, son regard mystérieux et une silhouette sur laquelle tout le monde se retournait. Reprenant ses esprits, il lui avait demandé le soir même si elle était libre. Ainsi avait débuté leur idylle qui les conduisit rapidement au mariage et à six ans de bonheur partagé.

Pendant leur nuit de noces, dans leur chambre d’hôtel éclairée aux chandelles, elle lui avait tendu les deux cartes de la Saint-Valentin qu’il lui avait données autrefois. Elle avait éclaté de rire devant son expression quand il les reconnut.

—    Bien sûr que je les ai gardées, avait-elle murmuré en le prenant dans ses bras. J’aimais pour la première fois. J’ai tout de suite su que c’était le grand amour et qu’il me suffisait d’attendre, que tu finirais par me revenir.

À chaque fois qu’il pensait à elle, il l’imaginait cette nuit-là ou la dernière fois qu’ils étaient sortis en bateau. Jamais il n’oublierait ses cheveux blonds flottant au vent, son visage radieux et son rire éclatant.

—    Si tu voyais cette gerbe d’écume ! s’écria-t-elle, debout à l’avant du voilier.

Pendue au hauban, elle s’inclinait au-dessus de l’eau, sa silhouette se détachant sur le ciel éblouissant.

—    Fais attention ! lui cria Garrett, qui maintenait la barre fermement.

Elle se pencha encore plus en défiant Garrett d’un sourire malicieux.

—    Je ne plaisante pas !

Un bref instant, il crut qu’elle perdait l’équilibre. Il lâcha brusquement la barre et la vit alors se redresser en éclatant de rire. Toujours aussi vive, elle revint vers lui en courant et lui passa les bras autour du cou.

—    Je t’ai fait peur ? le taquina-t-elle en lui mordillant l’oreille.

—    Comme à chaque fois que tu fais ce genre de bêtises.

—    Tu ne vas pas te fâcher. Pour une. fois que je t’ai rien qu’à moi.

—    Mais tu m’as toutes les nuits.

—    Ce n’est pas pareil, dit-elle en l’embrassant à nouveau. Elle jeta un rapide regard autour d’eux. Que dirais-tu de baisser les voiles et de jeter l’ancre ?

—    Maintenant ?

Elle hocha la tête.

—   À moins que tu ne préfères naviguer toute la nuit.

En lui lançant un regard impénétrable, elle ouvrit la porte de la cabine et disparut à l’intérieur. Quatre minutes plus tard, ayant immobilisé le bateau à la hâte, il allait la rejoindre...

Garrett laissa échapper un profond soupir, et son souvenir se dissipa tel un nuage de fumée. Bien qu’il se souvienne parfaitement de cette soirée, il s’apercevait, avec le temps, qu’il lui était de plus en plus difficile de se la représenter exactement. Peu à peu ses traits s’estompaient, et, bien qu’il sût que l’oubli adoucissait le chagrin, il tenait plus que tout à ne rien oublier. En trois ans, il n’avait eu qu’une fois le courage de regarder l’album, et cette expérience lui avait été si douloureuse qu’il s’était juré de ne jamais recommencer. Maintenant, il ne la revoyait clairement que la nuit, dans son sommeil. Il adorait rêver d’elle car il lui semblait alors qu’elle était toujours en vie. Il la regardait parler et bouger, il la prenait dans ses bras, et, l’espace d’un instant, son existence retrouvait un cours normal. Mais il payait cher ces rêves dont il se réveillait épuisé et déprimé. Parfois, il lui arrivait de s’enfermer toute la matinée dans son bureau, au magasin, pour ne parler à personne.

Son père essayait de l’aider de son mieux. Lui aussi avait perdu sa femme et connaissait l’épreuve que traversait son fils. Garrett lui rendait visite au moins une fois par semaine et appréciait toujours sa compagnie. Le vieil homme était le seul à le comprendre, et c’était réciproque. L’année précédente, son père lui avait conseillé de sortir.

—    Ce n’est pas bon de rester tout seul. On dirait que tu renonces à vivre.

Garrett reconnaissait qu’il n’avait pas totalement tort. Il n’avait tout simplement aucune envie de refaire sa vie. Il n’avait pas fait l’amour depuis la disparition de Catherine et, pis encore, n’en éprouvait nul désir. Il lui semblait qu’une partie de lui-même était morte. Quand il demanda à son père pourquoi il suivrait ses conseils puisque lui-même ne s’était jamais remarié, le vieil homme avait détourné les yeux. Puis il avait prononcé une phrase qui, depuis, les hantait tous les deux, une phrase qu’il avait aussitôt regrettée.

—    Crois-tu que j’aurais pu trouver une femme capable de la remplacer ?

Garrett était revenu au magasin et s’était remis à travailler, essayant de survivre de son mieux. Il s’attardait le soir à ranger les dossiers et à réorganiser son bureau, simplement parce qu’il se sentait moins malheureux ici que chez lui. Il découvrit qu’en rentrant tard et en n’allumant qu’un minimum de lampes il remarquait moins les affaires de Catherine et que sa présence planait moins fortement. Il se réhabitua à vivre seul, à cuisiner, à faire le ménage et la lessive, et même à s’occuper du jardin comme elle, alors qu’il n’aimait pas ça.

Il pensait aller mieux, mais quand vint le moment d’emballer les affaires de Catherine le courage l’abandonna. Son père prit alors la situation en main. Au retour d’un week-end de plongée, Garrett retrouva sa maison dépouillée de tout ce qui avait appartenu à sa femme. Elle était vide ; il ne vit aucune raison d’y rester. Il la vendit moins d’un mois plus tard et partit s’installer dans une maison plus petite, à Carolina Beach, croyant, en déménageant, prendre un nouveau départ dans la vie. Cela faisait déjà trois ans.

Mais quelques menus objets avaient échappé à son père. Il les avait rangés dans une petite boîte qu’il gardait sur sa table de nuit, incapable de s’en séparer. Les cartes de la Saint-Valentin, l’alliance de Catherine et des babioles sans importance à d’autres yeux. Il aimait les regarder avant de s’endormir, et, bien que son père prétendît qu’il allait mieux, Garrett savait qu’il n’en était rien. Pour lui, rien ne serait plus jamais comme avant.

Garrett Blake arriva à la marina avec quelques minutes d’avance pour préparer Happenstance. Il retira les housses des voiles, ouvrit la cabine et fit une rapide inspection.

Son père l’avait appelé au moment où il partait. Garrett repensa à leur conversation.

—    Veux-tu venir dîner ? lui avait-il demandé.

—    J’emmène quelqu’un faire de la voile, ce soir, lui avait-il répondu.

—    Une amie ?

Garrett lui avait rapidement raconté comment il avait fait la connaissance de Theresa.

—    J’ai l’impression que ce rendez-vous te fait plaisir, avait remarqué son père.

—    Non, papa. Que vas-tu imaginer ? Il ne s’agit pas d’un rendez-vous, juste d’un petit tour en bateau. Elle m’a dit qu’elle n’avait jamais fait de voile.

—    Elle est jolie ?

—    Quelle importance ?

—    Aucune. Enfin, si tu veux mon avis, ça m’a tout l’air d’un rendez-vous.

—    Pas du tout.

—    Comme tu voudras.

Garrett la vit arriver sur le quai juste après sept heures, vêtue d’un short et d’un chemisier sans manches, un panier de pique-nique dans une main, un sweat-shirt et une veste dans l’autre. Elle semblait plus détendue que lui. Quand elle lui fit bonjour de la main, il sentit ses remords habituels se réveiller et lui répondit d’un geste bref avant de se pencher sur les cordes pour finir de les détacher. Il marmonnait encore contre lui-même quand elle arriva au bateau.

—    Bonsoir, fit-elle gaiement. J’espère que vous ne m’attendez pas depuis longtemps.

—    Oh, bonsoir, dit-il en enlevant ses gants. Non, je suis venu un peu plus tôt pour tout préparer.

—    Vous avez fini ?

—    Oui, je crois, répondit-il en jetant un regard autour de lui. Je vous aide à monter ?

Il se débarrassa de ses gants et Theresa lui passa ses affaires, qu’il posa sur la banquette du pont. Quand il lui prit les mains pour la hisser à bord, elle sentit qu’il avait les paumes calleuses.

—    Vous êtes prête à partir ? demanda-t-il en reculant d’un pas vers la roue.

—    Quand vous voulez.

—    Alors asseyez-vous. Voulez-vous boire quelque chose auparavant ? J’ai du soda au frais.

—    Non, merci, dit-elle en secouant la tête. Je suis très bien comme ça.

Elle regarda autour d’elle et s’installa dans l’angle de la banquette. Elle le vit tourner une clé et entendit un moteur se mettre en marche. Puis il largua les deux amarres qui maintenaient le bateau à quai. Doucement, Happenstances’écarta du bord.

—    Je ne pensais pas qu’il y avait un moteur, s’étonna Theresa.

—    Il n’est pas très puissant, lança-t-il sans se retourner, d’une voix forte pour qu’elle l’entende. Il ne sert que pour appareiller et accoster. Nous en avons remis un neuf quand nous avons refait le bateau.

Happenstance quitta lentement la marina. Arrivé en eau libre sur l’Intracoastal Waterway, Garrett se mit face au vent et coupa le moteur. Il enfila ses gants et hissa la voile rapidement. Happenstance frémit sous la brise. D’un bond, Garrett revint près de Theresa.

—    Attention à votre tête, la bôme va passer au-dessus.

Tout s’enchaîna rapidement. Elle n’eut que le temps de se pencher, la bôme décrivit un arc de cercle, entraînée par la voile qui prenait le vent. Dès que celle-ci fut en bonne position, Garrett la borda. Puis il reprit la barre et effectua les réglages en surveillant la voile par-dessus son épaule. Le tout lui avait demandé moins de trente secondes.

—    Je n’imaginais pas qu’il fallait être aussi rapide. Moi qui croyais que la voile était un sport tranquille.

Garrett observa la jeune femme. Catherine aussi s’asseyait à cet endroit, et, avec le soleil couchant qui jetait des ombres, une fraction de seconde, il crut que c’était elle. Il chassa cette vision et s’éclaircit la voix.

—    C’est exact quand on est en pleine mer sans personne alentour. Mais là nous sommes dans le chenal, et nous ne devons pas gêner les autres bateaux.

Il tenait la barre fermement. Theresa vit Happenstance prendre graduellement de la vitesse. Elle se leva et alla se mettre à côté de lui. Bien qu’elle sentît le vent souffler sur son visage, elle avait l’impression qu’il n’était pas assez fort pour gonfler la voile.

—    Très bien, je crois qu’on y est, dit-il en lui souriant. Nous devrions pouvoir y arriver sans tirer de bords. A moins que le vent ne tourne, évidemment.

Ils avançaient vers la passe. Le voyant concentré sur la manœuvre, elle resta près de lui sans rien dire, à l’observer du coin de l’œil, ses mains musclées tenant la barre, campé solidement sur ses longues jambes.

Son regard se posa sur le bateau. Comme la plupart des voiliers, celui-ci avait deux niveaux, le pont arrière, où ils se trouvaient, et le pont avant, environ un mètre plus haut, qui abritait la cabine éclairée par deux petites fenêtres, couvertes à l’extérieur d’une fine couche de sel qui empêchait de voir l’intérieur. Une porte donnait sur la cabine, et il fallait baisser la tête pour entrer.

Elle ramena son regard vers lui en se demandant quel âge il avait. Elle lui donnait une trentaine d’années, sans pouvoir être plus précise. Il avait le visage légèrement marqué, presque sculpté par le vent, ce qui le faisait sans doute paraître plus vieux.

Et, si ce n’était pas le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, elle devait reconnaître qu’il se dégageait de lui un charme indéfinissable, fascinant.

Quand elle avait appelé Deanna au téléphone, elle avait tenté de le lui décrire, mais, comme il ne ressemblait en rien aux hommes qu’elle connaissait à Boston, ce n’était pas évident. Elle avait dit à son amie qu’il avait à peu près son âge, que c’était un bel homme, sportif et naturel, comme si sa musculature n’était que la simple conséquence de son mode de vie. Elle n’avait pu en dire davantage mais, en l’observant de près, elle trouva que sa description n’était pas si mauvaise.

Deanna s’était montrée folle de joie en apprenant qu’il l’avait invitée sur son voilier le soir même. Pourtant, Theresa avait failli tout annuler juste après, subitement gênée à l’idée de se retrouver seule avec un étranger, surtout en pleine mer. Heureusement, elle avait fini par se convaincre que ses appréhensions étaient idiotes. C’est un rendez-vous comme un autre, s’était-elle répété tout l’après-midi. Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire. Et Deanna aurait été tellement déçue si elle s’était décommandée.

Ils arrivaient à la passe. Garrett changea de cap, le voilier obéit aussitôt et s’écarta des rives en direction des eaux profondes de l’Intercoastal. Garrett regarda d’un bord à l’autre, surveillant les autres bateaux. Malgré le vent instable, il semblait parfaitement contrôler sa direction, et Theresa sentait qu’il savait exactement ce qu’il faisait.

Des sternes tournaient juste au-dessus de leurs têtes tandis que le voilier fendait les flots. Les voiles vibrèrent sous un coup de vent. Une gerbe d’écume jaillit des flancs du bateau. Tout bougeait autour d’eux tandis qu’ils avançaient sous le ciel de Caroline qui prenait des reflets argentés.

Theresa attrapa son sweat-shirt et l’enfila, ravie d’avoir pensé à l’emporter. L’air fraîchissait vite. Le soleil baissait à une vitesse surprenante et les voiles arrêtaient la lumière faiblissante, gardant la majeure partie du pont dans l’ombre.

L’eau bouillonnait à l’arrière du bateau, et elle s’approcha pour la regarder. Hypnotisée par ce spectacle, elle posa une main sur la rambarde et sentit quelque chose de rugueux sous ses doigts. Elle se pencha et aperçut une inscription gravée dans le métal. Construit en 1934 - Restauré en 1991.

Des vagues, provoquées par un gros bateau qui passait au loin, les firent danser sur l’eau. Theresa revint près de Garrett. Il changea encore de cap, plus brusquement cette fois-ci, et elle le surprit à sourire tandis qu’il se dirigeait vers la pleine mer. Elle l’observa jusqu’à ce qu’ils soient complètement sortis de la passe.

Pour la première fois depuis bien longtemps, elle avait agi sur un coup de tête, spontanément, chose qu’elle n’aurait pas crue possible une semaine plus tôt. Et, maintenant, elle ne savait plus à quoi s’attendre. Que ferait-elle si Garrett se révélait à l’opposé de ce qu’elle avait imaginé ? D’accord, elle rentrerait à Boston, avec la réponse à sa question... mais elle espérait ne pas rentrer tout de suite. Il s’était déjà passé tant de choses.

Quand Happenstance fut à bonne distance des autres bateaux, Garrett lui demanda de tenir la barre.

—    Gardez simplement ce cap.

Il alla à nouveau régler les voiles, encore plus rapidement que la première fois. Puis il reprit la barre et, une fois le bateau au près, fit une boucle dans l’écoute de foc, la passa à travers la roue et l’attacha au winch en laissant un centimètre de jeu.

—    Voilà, ça devrait aller, dit-il en vérifiant que la roue restait dans cette position. Nous pouvons nous asseoir, si vous voulez.